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Alain a une fuite à l'œil. Aux deux yeux en fait. Il a mal.

Bras ballants, pied vissés au trottoir, il tourne le dos à la cabine postée devant le 15 rue de Passy. Il se tient là, pathétique, une carte téléphonique serrée dans la paume de la main droite. Le géranium du balcon du troisième lui pisse une eau terreuse sur l'épaule droite. Des gouttes de sueur perlent sur son front. Ça fuit par tous les trous ce matin.

"Bonjour, vous êtes bien chez Pierre et Stéphanie..."

Si seulement son fils Pierre avait décroché. Alain se demande à quoi ressemble cette Stéphanie. Il les imagine tous les deux, fixant le répondeur, tranquillement assis dans le salon d'un appartement niçois qu'il ne connait pas, l'écoutant laisser son centième message depuis un an.

Une Renault 21 remonte la rue sirène hurlante et passe à côté d'Alain. Il est immédiatement tiré de ses pensées, l'habitude sans doute. Son épaule est trempée. Il lève la tête, se décale d'un pas et fixe le balcon. Il baisse la tête et regarde le bitume à ses pieds. L'odeur lui revient en mémoire. Il se revoit tête penchée au-dessus du garde-corps d'un balcon filant de cette rue de Passy. C'était une nuit de juillet 1981, Mitterand passait son premier été à l'Élysée et Alain gerbait toutes ses tripes depuis le troisième sur ce carré de bitume. De toute sa carrière, il n'avait jamais connu une telle puanteur. Les voisins avaient donné l'alerte pensant que le chien du troisième avait rendu l'âme et qu'il pourrissait sur le parquet en point de Hongrie.

En guise de chien Alain et ses collègues avaient trouvé un corps de femme en décomposition. Nue, elle était allongée de trois-quart, face écrasée contre terre.

Alain avait travaillé tout l'été sur l'enquête. La concierge avait vu un gars basané, la vingtaine, costaud, se balader dans l'immeuble aux alentours de la date du meurtre. Comme pour chaque affaire, Alain avait tracé le portrait-robot du suspect à partir des souvenirs changeants de la gardienne. Avec son équipe, ils avaient passé deux mois à arpenter les rues désertes du 16e sud pour interroger les rares riverains qui n'avaient pas pris leur quartier d'été dans leur résidence secondaire.

Ni les traits fondus de son portait-robot diffusé dans Le Parisien ni l'appel à témoin passé sur les radios parisiennes n'avaient amené de pistes sérieuses. L'affaire s'était enlisée. La famille avait appelé un peu, puis avait perdu courage, résignée à accuser le sort à défaut de condamner un suspect.

"Putain de géranium. Il a niqué ma chemise."

Il essuie ses larmes d'un revers de manche, se frotte l'épaule et marche vers la station La Muette. Il est toujours étonné par la précision de ses souvenirs quand il s'agit des enquêtes sur lesquelles il a travaillé. Pourtant, c'était il y a six ans.

Il avait raccroché juste après, à l'automne 1981. Ça l'avait pris comme une envie de pisser. Un matin de septembre, il était monté dans le bureau du commissaire divisionnaire, un vieux flic qui l'avait à la bonne depuis l'interpellation en mars 1979 de Jacques Plassey, le boucher de Vincennes. Une fois n'est pas coutume, le portrait-robot d'Alain avait permis d'identifier un monstre. Celui-là avait désossé une prostituée par semaine pendant un mois, dispersant les morceaux au gré de ses nuits d'errance dans le bois éponyme.

"Jean-Paul, je raccroche", lui avait lancé Alain en passant la porte. "Dis un chiffre !" L'autre, cueilli à froid, n'avait même pas eu le temps de répondre.

"Vingt. J'en ai arrêté vingt sur les trente dernières années. Hier j'ai feuilleté le classeur dans lequel je garde tous les portraits-robots dessinés depuis mes débuts à la PJ.

Un gros tas de merde. Plus de 150 portraits de pourritures finies. Et 130 sont encore dans la nature. Quand vous m'avez sorti des Beaux-Arts ça n'était pas pour tirer le portrait par contumas de tous les enculés de la ville. Moi j'avais signé pour les mettre en cabane."s

Portrait-robotOù les histoires vivent. Découvrez maintenant