Alizée (la danse de la vie)

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Il fallut à Djibril une semaine entière pour se décider à glisser sa lettre et son destin sous la porte de l'appartement d'Alizée. Tout le jour il parvenait à se raisonner, riait de lui et d'elle, construisait en lui-même des remparts méticuleux qu'il détruisait invariablement la nuit tombée. Peut-être avait-il tant lu qu'il en était devenu poète, et ainsi la lune semblait chaque soir braquer sur lui son œil unique et rond à l'air inquisiteur, et Djibril souffrait seul dans son appartement triste, qui pourtant si petit lui semblait immense et vide, qu'il ne parvenait à emplir que de sa solitude. Ainsi se trouvait-il là, Prométhée morose et épuisé, feignant chaque jour avec orgueil que la nuit prochaine ne viendrait pas, que sa volonté renverserait l'ordre cosmique sempiternel. Cependant chaque fois elle venait, et enfin un soir l'aigle d'argent l'emporta, et pour mettre fin au supplice Djibril s'enfonça dans la nuit claire, ayant à peine besoin d'ouvrir les yeux tant le chemin le menant à Alizée lui semblait nécessaire et familier.

Il fallut à Alizée moins d'une seconde pour se décider, et elle traversa Montpellier comme si la ville eut été un champ de blé. Elle sonna sans montrer trace d'hésitation une fois parvenue à l'adresse indiquée, et la porte s'ouvrit et Djibril vit Alizée. Elle se tenait face à lui et un soleil pâle déposait son voile d'or sur sa peau douce, un sourire farouche habillait ses lèvres roses, ses yeux bleus-gris caché derrière sa frange ravissante. Elle était habillée d'une robe rouge élegante, et semblait très apprétée. Elle lui tendit un cintre auquel était accroché un costume noir et une chemise blanche.

"Cet après-midi ma cousine se marie, tu voudrais bien venir avec moi?"

Il fut conquis et se contenta de sourire, en une seconde la chose fut décidée et il partit se changer. Laissée seule, Alizée s'assit à la petite table au centre de la pièce. Dans son attente elle avait cru avoir tout imaginé, Djibril et la soirée qu'ils avaient passé ensemble, l'odeur qu'il avait laissé dans les draps et celle qu'il avait laissé dans son cœur. Elle laissa son regard courir sur le meuble de bois qui croulait sous les livres, elle se pencha pour en attraper un: Le Drame d'Azincourt: Histoire d'une étrange défaite, elle sourit. Djibril sortit de la chambre et elle leva la tête vers lui:

"Au fait, tu as une voiture?"

Il secoua la tête d'un air désolé qui la fit fondre.

"Ne t'en fais pas, j'ai plus d'un tour dans mon sac." Elle lui fit un clin d'œil et se leva, lui pris la main et lui demanda:

"Tu es prêt?

-Je suis prêt."

Elle sourit et ne put résister à l'envie de l'embrasser, puis l'entraîna au-dehors de l'appartement. Il ferma la porte derrière eux et ils descendirent les marches deux à deux. Une fois arrivée en bas ils virent comme il faisait beau dehors, comme il faisait doux quand ils étaient deux. Ils remontèrent la rue et elle le retînt d'avancer devant un feu tricolore, un air mystérieux et un peu canaille sur les lèvres qui l'empêcha de poser de questions. Elle attendit patiemment qu'il passât au rouge, et quelques voitures s'arrêtèrent devant eux. Sans prévenir elle ouvrit la portière avant de l'une d'entre elle et s'engouffra à l'intérieur. Un type à la petite trentaine était assis à la place du conducteur et la regarda avec surprise, Alizée lui sourit:

"Oh veuillez m'excuser je vous ai pris pour quelqu'un d'autre. Il devait nous emmener mon ami et moi mais je crois qu'il ne viendra plus maintenant, nous l'attendons depuis deux heures. Voudriez vous bien nous y déposer? Ce n'est vraiment pas loin." Puis sans attendre sa réponse elle sortit sa tête par la fenêtre et fit signe à Djibril de monter.

Ils roulaient depuis un quart d'heure et le chauffeur parlait sans s'arrêter, Alizée l'ayant lancé dans un débat qui semblait ne pas avoir de fin. Djibril n'écoutait la conversation que d'une oreille désintéressée, l'autre soliloquant vainement depuis dix minutes.

"Ca c'était la grande époque tu vois, Elvis, le Rock'n'roll, les jukebox et la liberté. Tellement loin du deuxième millénaire et de cette société culpabilisatrice et complètement émasculée qu'on nous offre avec tous ces vegans bons-à-rien et ces feminazies coincées du cul tu vois ce que je veux dire? Moi ça fait longtemps que j'en ai ras la casquette mais bien sûr avec le lavage de cerveau permanent des médias achetés par le gouvernement, comment tu veux convaicre les gens?" Il discourait ainsi sans sembler se lasser de ces propos terribles dont il se pensait probablement, comme tant d'autres, l'unique précurseur. Djibril reporta son attention sur le paysage qui défilait derrière la vitre. Tout ce que les année cinquante lui évoquaient c'était la guerre de Corée et celle d'Algérie.

Pour se répendre avec plus de vulgarité encore dans l'espèce de caricature pitoyable qu'il semblait être, l'autre ponctuait son monologue d'avances peu déguisées à l'égard d'Alizée, jetant de temps à autres dans le rétroviseur des œillades de taureau à Djibril, comme un gros animal aggressif et pétri d'une fierté virile de mâle dominant.

Enfin ils arrivèrent au mariage et Alizée pris quelques instants pour le présenter à sa famille. Tous étaient courtois et accueillant mais pourtant Alizée dénotait superbement dans l'assemblée. Elle riait fort et ses yeux pétillaient lorsqu'elle se tournait vers lui comme pour lui dire "Tu as vu? Tu les as vu tous? Regarde comme ils sont, puis regarde nous, comme nous sommes beaux." Et Djibril la regardait et en effet elle était belle. La mariée était charmante dans sa robe blanche avec ses cheveux relevés en un chignon sophistiqué, mais Alizée était plus belle encore et soudain Djibril voulut que ce fut elle habillée de blanc, et il voulut l'épouser. La voir rire et la faire rire, l'emmener en Tunisie peut-être pour qu'elle y rencontre sa sœur et ses parents, pour voir comme le soleil serait beau sur sa peau et comme ses cheveux danseraient dans l'eau. Il l'amena contre lui et l'embrassa. Elle l'embrassa en retour et l'on aurait dit qu'elle avait compris.

Les gens autour, éblouis par leur bonheur comme des papillons de nuit par un réverbère se pressaient devant eux par grappes, les assaillant de questions comme s'ils esperaient trouver dans leur réponse un indice, le secret caché qu'ils cherchaient tant.

"Alors, depuis combien de temps?" "Et où vous êtes-vous rencontrés?" Et Alizée et Djibril répondaient:

"En Asie, il y a un an, dans un monastère de Mongolie" ou bien "Au Kenya lors d'un safari, il m'a sauvée alors qu'un troupeau de zébus chargait sur moi" ou encore "Il y a six mois, dans un cirque itinérant, elle était funambule et moi dompteur de fauves", puis riaient d'eux-même mais surtout des autres.

Au retour quelqu'un se proposa pour les ramener, comme s'il avait voulu goûter quelques instants de plus à ce bonheur qui n'était pas le sien, comme si en s'approchant assez près il allait pouvoir en recevoir quelques gouttes, quelque éclaboussure qui lui donnerait assez d'énergie pour vivre encore un peu.

Une fois arrivés chez Alizée ils firent l'amour avec une telle passion qu'il leur semblât n'avoir attendu que ça de la journée, d'ailleurs sûrement était-ce le cas. Allongés dans le lit Djibril caressait le dos d'Alizée quand elle tourna la tête vers lui, se redressant sur un coude:

"Tu sais qu'on appelle l'orgasme "la petite mort"?

-Oui." Elle caressa sa joue.

"C'est joli, non?" Il pressa ses lèvres contre sa main.

"C'est très joli." Elle l'embrassa.

"J'aime beaucoup quand tu viens ici mourir un peu avec moi." Il sourit et ils passèrent la soirée là, reclus dans leur cimmetière aux éléphants immortels.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 27, 2018 ⏰

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Le Cimetière des ÉléphantsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant