Une lune haute et étincelante éclairait un immeuble d’un Paris insomniaque. A l’intérieur d’un des appartements d’une rue accoudée au Sacré Cœur, s’était immobilisée une ombre trapue et masculine. Cet homme d’un âge bien avancé admirait l’éclat du soleil de ses nuits, et quelles nuits… Cela faisait des jours que l’envie de s’assoupir l’avait abandonné, et plutôt que de s’acharner dans ses draps glacés par son absence, il tentait de s’occuper en menant ses yeux par-delà les murs sans vie de son refuge parisien. Ce soir-là, la lune n’était pas seule actrice de ce spectacle nocturne. Perdu dans l’obscurité d’un amas de détritus, un vieillard sirotait les quelques gouttes restantes de son vin de fortune, priant peut-être pour qu’un mélange délicieux et fruité remplisse la bouteille miraculeusement. Mais ses prières semblaient trop silencieuses pour qu’on les entende… Après une éternelle vie dans des rues sans lumière, que pouvait représenter cette énième nuit blanche ? Personne ne le savait, pas même lui… Son ivresse l’emportait loin de la réalité comme la musique éloignait le violoniste de son rude quotidien, chaque soir… Le musicien des âmes éveillées faisait encore résonner de ses cordes son imagination nocturne. L’homme à la fenêtre et le vieillard savouraient à leur manière le talent d’un veuf dont les notes semblaient l’unique remède à ses maux. Les splendides envolées qu’il créait atteignaient tous les cœurs de ces habitants et plus particulièrement celui de la concierge de « l’allée de brume ». Inassoupie elle aussi, elle replongeait dans ses souvenirs d’enfance rangés soigneusement dans de vieux albums. Ce moment nostalgique était devenu un rituel depuis fort longtemps, si bien que les photographies s’étaient imprégnées de l’odeur de sa tisane du soir, une boisson de prédilection pour calmer ses incessantes migraines. Ce petit brin de tilleul infusé, de par sa douceur, se mariait à merveille aux mélodies du violon. Hélas, le rythme se perdait souvent dans des hurlements provenant du premier étage. Les cris et les objets virevoltants produisaient un vacarme assourdissant dont un couple trentenaire était le seul responsable. Leurs interminables disputes perturbaient fortement le sommeil du voisinage. Un enfant avait sa chambre accolée au salon des jeunes fiancés, et depuis leur emménagement il savait que ses rêves seraient sans cesse interrompus, alors, pour éviter de subir de brusques réveils, il dessinait. De la pointe de son pinceau, il peignait la nature, cet endroit qu’il osait explorer lors de ses plus fabuleuses aventures spirituelles.
Ainsi se décrivaient les nuits montmartroises…
Le tableau se dressait à l’identique dès que le soleil disparaissait… L’obscurité pleine de mystère faisait revivre ces êtres noctambules dans un éternel refrain. Leurs agissements suivaient perpétuellement le mouvement des astres… Mais vint le jour, où la nuit ne tomba pas…
L’homme de l’appartement attendait derrière ses carreaux, le visage rempli de crainte : le vieillard n’avait pas repris sa place sur le trottoir d’en face. Dans la rue, aucune mélodie ne venait briser le silence ni réconforter la concierge dont la tisane refroidissait sur la table. Le mutisme du couple du dessus n’arrangeait rien, leur calme qui aurait d’habitude pu soulager le voisinage, n’accentua cette fois-ci que sa peine et son incompréhension. L’enfant d’à côté s’impatientait de n’entendre ni insulte faire écho, ni verre se fracasser sur la cloison de sa chambre. Attristé, il tenait entre ses petits doigts le pinceau de ses rêveries tardives, qui ce soir-là laissa le papier blanc, sans couleurs…
Chacun des citadins s’efforçait de croire que la lune reviendrait, que la routine s’éterniserait mais qu’ils implorent ou qu’ils en pâtissent ne changea aucunement le cours des événements. Les jours se poursuivirent autant que leurs souffrances, et la frustration fut habitante de leurs cœurs durant des semaines. Pour éviter de subir ce quotidien maussade, certains prirent la décision de quitter les lieux au plus vite dont l’homme de l’appartement. Il partit s’exiler en pleine banlieue de Londres, là où les nuits existaient encore. Il tenta d’oublier ces derniers instants en France et surtout effaça de sa mémoire les souvenirs qu’il avait du pauvre vieillard du Sacré Cœur dont personne ne connut la destinée. Le violoniste lui, sombra dans la folie et fut par la suite interné. On raconta un peu plus tard après sa mort, que le jour le rendait malade et hystérique incitant les infirmières à le promener uniquement en pleine nuit. La concierge, elle, brûla les photographies une à une et rejoignit dans un dernier souffle sa famille qui lui avait tant manqué. Le couple du premier étage divorça et ne fit plus entendre parler de lui. L’enfant quant à lui partit réaliser son rêve de vivre en pleine campagne, et ne connut plus le besoin de dessiner la nature qu’il avait tant de fois imaginée.
Ces sept personnes connaissant le jour, privilégièrent la nuit. Elle fut leur carcan autant que leur exutoire d’une vie. C’est ce qui les lia jusqu’à leur perte ou leur fuite. Parce que le jour demeurait sombre, ils choisirent de vivre des nuits blanches.