Nous rentrons au campement

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Nous rentrons au campement, les trousses enflées de butin. Je ferme presque la marche, ne précédant que Xangaï et la vieille mitrailleuse qui rebondit à chaque cahot. L'étranger me précède, chevauchant l'une de nos montures de réserve. Il maintient son allure sur la mienne, trois pas en avant ; le rythme soutenu du retour semble lui convenir.

Nul ne lui prête attention. Tous le considèrent déjà comme mon hôte et, dès lors, sous ma responsabilité. Tandis qu'il se retourne sur sa selle, je lui décoche un regard inquisiteur qui ne paraît pas le déranger. Peut-il être un ancien ami d'Oyugun ? Après tout, le vieux chaman est le doyen du clan et personne, à ma connaissance, n'a jamais su d'où il venait. Néanmoins, si l'étranger avait connu notre sorcier avant son arrivée dans le clan, il devrait être bien plus âgé qu'il n'en a l'air. Piqué par la curiosité, je force l'allure pour le rejoindre.

— Maintenant que nous avons le temps, répondez. Qui êtes-vous, et d'où venez-vous ?

— Si tu veux me donner un nom, tu peux m'appeler Zuchi, mais qu'est-ce qu'un nom pour un homme ? Comme vous tous, je suis né et je vis sur les steppes qui nous portent sous l'éternel ciel bleu. Qu'y a-t-il à connaître de plus ? Nous contemplons les mêmes étoiles, nous foulons la même terre.

Zuchi se tait sur ces quelques mots énigmatiques. Il semble sincèrement convaincu d'avoir répondu à mes questions et ne réagit pas au soupir résigné qui m'échappe alors que je claque les rênes pour me placer devant lui. Il ne me reste qu'à espérer qu'Oyugun puisse m'éclairer une fois au village.

Les yourtes s'étendent devant nous, blanches sur le vert des steppes, espacées le long de la maigre rivière que cachent les basses collines. Les hommes retrouvent le sourire à la vue du camp : nous avons migré ici il y a moins de trois semaines, mais puisque c'est ici que vit le clan, c'est ici qu'est notre foyer.

Les troupeaux de moutons et de yacks paissent ou se chauffent au soleil. Quelques bêtes lèvent la tête à notre passage et déjà les enfants qui jouaient un peu plus loin viennent piailler à notre rencontre. Ils ne manquent pas d'apercevoir Zuchi, sa tunique bleu nuit et son regard céruléen, et viennent lui tourner autour avec leur curiosité naturelle.

Les babillages des enfants s'estompent dans mon dos tandis que je remarque Lhamo, la femme de Baatu. Elle a entendu notre arrivée et est venue à nous. Debout face au vent qui agite les plis de sa robe pourpre, elle ne prête aucune attention à son mari et ne me quitte pas des yeux, la mine grave, les mains tordues d'inquiétude. Ma gorge se noue quand je m'arrête devant elle et pose le pied à terre. C'était elle qui devait veiller sur le chaman durant mon absence.

— Oyugun délire de plus en plus, m'avoue-t-elle sans tarder. Je ne sais plus quoi faire, Nerguï.

Zuchi me tire par la manche. Il a entendu Lhamo, il me presse de rejoindre le malade. J'hésite un instant à lui interdire de me suivre jusque-là mais y renonce. L'heure est à l'urgence et s'il peut aider, qu'il aide.

La yourte que je partage avec Oyugun est surchauffée. L'air miroite au-dessus du poêle central qui brûle à plein régime. Je me déchausse sans tarder de mes bottes de cavalerie, abandonne mon manteau sur mon sommier, puis rejoins le lit du fond. Sous d'épaisses couches de fourrures, notre chaman s'agite. Il roule sur lui-même, se tord, enfouit ses maigres membres sous les couvertures ou jette ces dernières au loin pour les reprendre aussitôt.

Sa peau ridée est plus froide que la veille. Frissons et spasmes le tourmentent et l'épuisent. Ses paupières s'entrouvrent par intermittence, dévoilant les deux billes scintillantes d'argent qui remplacent ses yeux. J'ai toujours connu Oyugun aveugle, avec ses faux yeux de métal, pourtant c'est la première fois que je le vois chercher autour de lui d'un air aussi paniqué. Agenouillé à ses côtés, je tâche de le rassurer. Je lui murmure des paroles apaisantes, réchauffe sa main entre les miennes. Rien n'y fait. Il semble perdu au loin, enfoui dans un cauchemar qu'il est seul à endurer. Mes mains se desserrent et lâchent ses vieux doigts glacés alors que je réalise combien il est faible. Je voudrais me laisser aller, m'effondrer sur les fourrures, mais il me faut chasser ces pensées néfastes. Je ferme les yeux, me force à respirer avec calme, et m'oblige à énumérer les ingrédients du remède que je dois préparer.

Sous l'éternel ciel bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant