Le monde de l'aube et du crépuscule

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Le monde de l'aube et du crépuscule.

Pas besoin de lumière ici pour voir ramper les fantômes. Mes nouveaux yeux peuvent contempler l'horreur qui se déploie dans les ténèbres.

Des vers gras, énormes, aux membranes transparentes, sortent de la terre retournée et bousculent sous leur masse les hommes, les chiens, les chevaux, le bétail. Des nuées d'insectes nécrophages vrombissent jusqu'à leurs visages, les aveuglent de leurs ailes, les tiraillent de leurs mandibules, les étouffent sous leur multitude. Le ciel grouille de serpents, de dragons informes, de scolopendres sans tête. Leurs corps se tortillent, s'emmêlent en amas inextricables, occultent de leurs écailles graisseuses le moindre fragment de firmament. Il n'y a plus de ciel, rien que la masse pullulante des vers.

— Nerguï, par ici !

Je me tourne vers la voix de Zuchi. Il se dresse à quelques pas de moi, transfiguré : sa chair est translucide, à peine plus visible qu'une brume laiteuse, et ses yeux flamboient telles deux étoiles jumelles. Avec le paysage de vers carnassiers derrière lui, sa vue me rappelle les illustrations du monde du crépuscule qu'Oyugun m'avaient montrées des années auparavant. Les fantômes, tapis dans les ténèbres, terrifiés à la moindre étincelle. Les myriapodes cyclopéens qui hantent les abîmes gelés entre les astres. Et l'esprit gardien du clan, un fragment de ciel et d'étoile, descendu dans les steppes pour veiller sur nous et aider le chaman face aux esprits colériques, déments et malades. Voilà pourquoi Zuchi nous connaissait tant, voilà pourquoi il savait pour Oyugun. C'était évident. Zuchi est notre esprit gardien.

Je m'approche, veux lui poser mille questions, mais il lève déjà un index me réduisant au silence.

— Un autre jour, les explications. Pour l'heure, il y a plus urgent.

La manche de sa tunique est déchirée, un filet de sang argenté coule le long de son bras. Je réalise alors que Zuchi est estropié. Il porte son poids sur une seule jambe, sa gorge est creusée d'entailles, ses vêtements tailladés en lanières pendantes.

— La mort d'Oyugun les a libérés, explique-t-il dans un souffle. Il n'y a plus de lumière ici-bas pour chasser les esprits.

D'un geste épuisé, il désigne le village de la main. Des chevaux ont fui leur enclos, des moutons gisent déjà à terre, les hommes se débattent toujours face à des assauts qu'ils ne peuvent voir. Je frémis quand j'entends leurs cris terrifiés qui jaillissent dans l'air, stridents, puis s'évanouissent sans écho dans le désert des steppes.

— Je n'ai plus la force nécessaire. Tu dois le faire à ma place. Il te faut aller là-haut, écarter les démons, et ramener la lumière dans ton regard pour chasser l'ombre de l'éclipse. Sans quoi, ton clan est perdu.

L'esprit gardien me désigne le firmament. Je lève un œil sombre vers le ciel invisible, vers les innombrables monstruosités qui s'y agitent en une voûte chaotique. Ce qu'il me demande est impossible.

— Mais comment puis-je les atteindre ? Comment les repousser ? Comment ramener la lumière... ?

— Tu peux y arriver. Laisse-moi juste te guider.

Zuchi affiche un sourire assuré, il croit en moi. J'hésite, me retourne, et contemple avec épouvante l'horreur qui se joue autour des yourtes. Quel chaman serais-je si je ne venais pas au secours de mon clan ? si je ne faisais pas confiance à notre esprit gardien ?

D'un hochement de tête peu rassuré, j'accepte.

Zuchi me saisit par la taille, épuise ses dernières forces et me projette dans les airs. Comme les héros des contes anciens, je m'envole, léger comme une plume.

Sous l'éternel ciel bleuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant