Amour et Gabriel

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Jeudi, c'était jour de marché. Le seul jour de la semaine où j'osais sortir seul. Je soufflai un grand coup puis attrapai ma veste, mes clés, mon panier, et ma canne blanche.

Je me cloîtrais chez moi depuis que la maladie me faisait perdre la vue. Je ne discernais plus que les couleurs les plus vives et contrastantes, les contours étaient flous et j'avais besoin de plus en plus de lumière pour y voir. La moindre chose devenait un obstacle, un danger. Après plusieurs chutes et impacts contre du mobilier urbain, j'avais accepté d'utiliser une canne blanche.

Je la détestais, parce qu'elle matérialisait mon handicap aux yeux de tous. Mes amis, mes voisins, les commerçants chez qui je me rendais, ils savaient tous que je devenais aveugle. Cette canne me rendait un peu d'autonomie mais j'avais renoncé à la plupart de mes sorties. De toute façon, cela me fatiguait.

Mon ergothérapeute disait que je n'avais pas encore accepté ce qui m'arrivait, que je stagnais dans une phase de déni qui m'handicapait bien plus que ma cécité. Si je le voulais, je pourrais faire tout ce que je faisais avant, tel que voir mes amis, ou travailler. À la place, je préférais m'enfermer chez moi, à l'instar d'un ours qui lèche ses plaies dans sa tanière, se coupant des autres pour leur cacher combien il se sentait vulnérable.

Je donnai un tour de clé et me retournai. Ma canne dans une main, l'anse de mon panier dans le creux du coude, je tendis l'oreille et traversai. Je devais emprunter l'autre trottoir pour arriver au niveau du passage piéton au terme des trois rues que j'empruntais avant d'atteindre la place du marché. Je connaissais le parcours sur le bout des doigts. J'avançai néanmoins prudemment : la pluie avait rendu les pavés glissants.

J'étais presque arrivé sur la place quand j'entendis un bruit inhabituel. Un martèlement régulier comme un métronome s'échappait d'une fenêtre ouverte. Le son me parvenait net et clair. Je repérai la fenêtre en question, derrière des barreaux. Le martèlement cessa un bref instant avant de reprendre, légèrement différent. C'était celui d'un ciseau sur de la pierre. Le son chantait à mes oreilles devenues plus sensibles ces derniers temps. Le rythme m'envoûtait. J'avais l'impression de voir l'outil se déplacer sur la pierre, même si d'où j'étais, je ne distinguais que la silhouette blanche d'une sculpture et une forme sombre tassée sur elle-même, probablement le sculpteur. Soudain, le son s'arrêta, et ne reprit pas.

- Monsieur ? Je peux vous aider, m'interpella un homme.

- Oh non ! Pardonnez-moi, je vous écoutais.

- Vous m'écoutiez ?

- Oui, je... je passais en allant au marché et je vous ai entendu sculpter et...

J'allais passer pour un fou si je lui disais que j'avais été subjugué par la régularité de son travail.

- Sur quoi travaillez-vous ?

- Une sculpture de l'amour terrassant le mal et la peur, avec des allures d'ange gardien. Est-ce que vous voulez entrer pour voir et me dire ce que vous en pensez ? fit-il, enthousiaste.

- C'est que je ne vois pas très bien, fis-je en levant ma canne pour appuyer mes mots.

- Oh, pardon, je ne savais pas. C'est vous que je vois passer parfois devant mes fenêtres ? Le verre est dépoli, je n'aperçois que des formes floues, mais j'entends le cliquetis de la canne contre la bordure du trottoir.

- Alors vous y voyez aussi mal que moi ! ris-je de l'ironie de la chose. Mais je suis curieux de voir votre sculpture de plus près.

- Attendez, je viens vous ouvrir.

Amour et GabrielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant