Le biographe eut à peine le temps de plonger sa plume dans l'encrier que Marthe ouvrait discrètement la porte.
"Madame, le dîner est servi."
Iris, surprise, contempla le ciel assombri.
"Nous sommes en retard, le scribe. Vous devriez rentrer."
Théophile eut un fin sourire et rassembla ses affaires.
"Mesdames."
En sortant, il observa le manoir, ombre menaçante qui s'étendait sur le petit village en contrebas sous les nuages de plomb de cette fin d'été dix neuf cent treize. La lune n'apparaissait même pas.
Il haussa les épaules, riant de la peur que pouvait inspirer l'ancienne bâtisse. Une chose était certaine; beaucoup de secrets y étaient enfermés, et il participait à leur exfiltration.
La nuit était plus avancée que d'habitude; Madame s'était perdue dans ses divagations. Pourtant, il devait mettre certaines choses au clair avec les habitants du village. La mémoire des années qu'il tenait bien enfermée dans son calepin avait sans doute disparu avec le dix neuvième siècle, mais il avait toujours un espoir. Qui se souviendrait du visage de la pauvre Joséphine, ou des maisons en feu? Ici, on se souciait plus de rentrer les récoltes à temps pour passer l'hiver. C'était honorable, mais cela ne l'aidait pas.
L'heure était passée du dîner à la pension; peut être le bistrot était-il encore ouvert.
"Vous avez d'jà dîné, mon garçon?"
Interpellé, il se retourna. Monsieur Pernel était son sauveur. Il porta la main à son chapeau.
"Bonsoir! Justement, j'allais voir s'il leur restait quelque chose, en bas.
-Pas la peine! V'nez, ma femme veut vous voir. Ce soir, c'est bouillie du cru."
Théophile hésita à donner à son plat le nom de "bouillie". Il s'agissait plutôt de légumes et de morceaux de poisson trempant dans un bouillon. Cela aurait au moins le mérite d'être plus consistant que ce qu'on lui servirait au bistrot, si la patronne était d'humeur à cuisiner quelque chose. Et c'était parfaitement mangeable.
Madame Pernel attendit, tendue, qu'il hoche la tête avec satisfaction pour lui signifier qu'elle s'y connaissait encore en matière culinaire.
"Vous vouliez me parler de quelque chose?" demanda-t-il finalement.
La villageoise haussa les épaules, gênée.
"Oh, rien d'bien important, vous savez."
Elle contourna la table pour se diriger vers sa cheminée.
"Juste vous conseiller d'aller voir la Marie Ansond. Vous savez, c'est la mère des deux lurons qui vont faire leurs armes à l'assommoir avant et après leur labeur. Ils vont finir comme leur père, tient. Un ivrogne, celui-là, Dieu ait son âme. Le Donatien le détestait. Mais bon, le mal était fait, comme on dit.
-Ils avaient consommé? osa Théophile d'une voix timide.
-Pensez! Des tas de fois. On a pas peur de ça. C'est pas comme les mesdames de la belle ville, nous, on préfère quand même savoir à quoi on doit s'attendre. Mais là, y'avait déjà l'aîné. Vous voyez c'que je veux dire?
-Absolument.
-Enfin, tout ça pour vous dire d'aller voir là-bas. Ça pourrait devenir plus facile pour vous après. Il paraît que le Donatien lui aurait tout légué, même pas à ses petits-fils, qu'à sa petite-fille. Après, elle a pas mal perdu en se mariant à ce bon à rien. Ses frères vivent plutôt bien, eux. Ils sont à Nantes. J'crois bien que c'est Madame de Douarnez qui les a fait embaucher aux conserveries comme surveillants, ou quequ'chose comme ça. En mémoire de son cousin, sûrement."
VOUS LISEZ
Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographe
Fiksi SejarahAoût 1913, Pays de Retz, Loire Inférieure. Iris de Douarnez, quatre-vingt-dix-neuf ans, est devenue une légende dans la région. Cloîtrée depuis une décennie au moins dans son manoir, la vieille dame reste un mystère chez la nouvelle génération, qu'...