Humains éphémères

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M Y L A

Une fois ma soeur partie et la porte d'entrée claquée, je m'active plus rapidement encore avec les assiettes et l'eau mousseuse. Tout dégouline entre mes doigts. Le savon glisse sous forme de bulles blanches qui éclatent contre ma peau. Elles sont rapidement trainées de force par le courant de la petite eau qui suinte du robinet.

Et l'eau chaude fait du bien à mon corps. Elle lave, nettoie et désincruste aussi bien ma peau sombre que les assiettes pâles. Mes mains brunes rougoies légèrement. Des mains humaines qui n'ont rien fait quand elles ont croisées le chemin d'un corps ayant besoin d'aide...

Et je ferme les yeux quand un souvenir jaillit entre deux bulles explosées contre mes doigts dans un petit «poc» presque inaudible.

"-Humain, Myla, c'est avoir constamment mal. Humain, Myla, c'est vivre dans la souffrance. Tomber, se relever seul et écorché devant tous ces gens qui rigolent. C'est lever la tête et cacher ses blessures en se disant courageux. Humain Myla, c'est être courageux ! Et le courage c'est difficile parce qu'au fond, il ne dure pas éternellement. Car enfin, humain, ma Myla, c'est accepter d'être éphémère.

Tu t'es tue. Tu n'as rien dit et tu as souri. Tes yeux ont mouillé puis pleuré. Tu avais sur ton visage, un air horrifié que je n'ai pas pris le temps d'étudier.

-Des humains éphémères.

Tu as repété plusieurs fois cette phrase, puis tu m'as serrée dans tes doux bras si réconfortants. Des bras que j'aimais tant avoir autour de mon petit corps tout chétif...

-Retiens, humain éphémère, ma Myla, car quand tu l'oublieras, tu seras de ceux qui rient quand l'autre pleure et s'écroule par terre. Tu seras inhumaine, toujours et à jamais éphémère, mais inhumaine. Et ce genre de chose ne devrait pas exister.

Je t'ai serré plus fort dans mes bras. Ton contact était si bon ! Je pensais en cet instant que tu nous imaginais, toi et moi, seules contre l'univers entier. Comme deux héroïnes se battant pour le bien. Et j'étais si fière d'être à tes côtés, d'être aussi forte que toi, d'être humaine et éphémère !

-D'accord mais... Être humain éphémère c'est aussi être heureux et vivre une vie pleine d'aventure, surtout quand on sait qu'un jour elle se finira ! On est humain quand on vit pleinement ! Tu n'es pas d'accord ?

Tu as réfléchi un long moment, puis tu as souri à nouveau en hochant la tête. Tu semblais soudain ailleurs."

Je retiens une larme de glisser. Je la retiens, en sachant que, si elle tombe, d'autres suivront. Et d'autre encore. Et je ne pourrai plus en arrêter aucune. Elles se transformeront en une ribambelle de pleures âpres, rongés par des souvenirs miséricordieux qui blessent l'âme d'une dague en plein coeur.

Je me racle la gorge et finis rapidement de tout essuyer. Et je rouspète une énième fois, mentalement, contre mon père. Il refuse d'acheter un lave-vaisselle pour, je cite, "nous inciter à travailler de nos mains".

Soudain, les pièces de la maison m'opressent. Tout tangue, se déforme autour de moi.

Je m'accroche à la table de la cuisine, les yeux grands ouverts, incapables de se fermer.

Des flashs terribles d'une autre maison me reviennent et me tuent encore une fois.

La cuisine rétrécit pour me dévorer et m'avaler. Les ombres que la lumière du jour tente de camoufler restent présentes, dangereuses. Elles veillent, elles s'apprêtent à me sauter dessus. Elles veulent m'égorger vive.

Je te revois ce jour là.

Je. Revois. Tout.

Et mon présent se trouble. Ma vision se brouille.

"-Ce que j'ai fait m'a rendue inhumaine. Je ne mérite plus ce que j'ai. Pardonne moi."

Ces mots résonnent dans ma tête et m'étouffe. Je m'étrangle avec ces souvenirs surgis du passé pour me hanter au travers de ma réalité.

Je suis mal à l'aise. J'ai chaud et mes mains ruissellent d'eau tiède.

Je jette le torchon humide sur la table de cuisine et me dirige à pas rapide vers ma chambre, presque fébrilement.

En quelques minutes agiles, j'enfile mes baskets et les étrangle d'un lacet fluorescent. Tout se compresse alors contre mes pieds avec cette familiarité rassurante. Plusieurs fois, j'ai l'impression que je vais m'évanouir. M'écrouler au sol dans ce petit corps tout muet qui se fracasse sur lui-même.

Mon cœur tambourine. Il court contre moi pour fuir la maison.

Il faut que je parte. Tout de suite ! Avant que cette maison ne m'assaille par l'absence de présence humaine.

Il. Faut. Que. Je. Sorte.

Je me dirige à mon tour vers la porte d'entrée. Sans un regard en arrière, je quitte la maison pour retrouver mon endroit doux, où les secrets se taisent par compassion. Un endroit, qui n'est pas fixe puisqu'il s'agit tout bonnement de l'extérieur, dans toute sa splendeur infinie.

La musique vissée dans mes oreilles se déchaînant dans un classique à couper le souffle, je marche plus vite, toujours plus vite en laissant toujours plus de distance entre la maison et moi.

Et enfin, je cours.

Mes pieds frappent doucement le sol au rythme de mes tympans enfouis dans la musique.

Je cours. Je frôle le sol. Je vole comme un oiseau léger. Un oiseau, qui s'éloignerait du pays pour en trouver un autre. Avec l'espoir d'une belle migration.

Je sens mon corps entier s'écarteller dans l'effort devenu habituel. Chaque muscle s'éveille et s'active pour nourrir les différentes parties qui me constituent. Une douce douleur les brûle. Et je m'éveille enfin. Et mon cœur trouve son chemin. La dague qui se creusait lentement un chemin jusqu'à lui s'est rétracté.

Je respire enfin à nouveau ! Je suis bien, n'éprouve plus rien de douloureux.

La route défile devant moi au rythme de ma course. Mes talons frappent le sol. Mon corps est secoué par la course. Il bouge, ressent la gravité qui m'a piégé et s'en sert comme allié. Je suis enfin vivante ! Vivante ! J'oublie, je fais abstraction de la douleur qui me frappe tous les jours, toutes les nuits.

Je cours et mon cœur bat alors qu'il s'est brisé. Je deviens et ressens l'humaine éphémère que je suis, que tu voyais en moi. Que tu croyais avoir perdu en toi.

Mais c'est faux. Tu es la personne la plus humaine que j'ai connu.

La route devant moi est infinie. Elle se dessine mais ne se termine jamais. Elle est là, présente dans son immensité. Comme moi. Comme toi.

L'être de l'AubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant