Chapitre 28

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"Manoir Douarnez, le 12 septembre 1832

Mon cousin,

Je me permets de t'écrire pour te rapporter tout ce qu'il se passe ici, par ce qu'il se passe beaucoup de choses. Il s'est passé beaucoup de choses.

Tout d'abord, tu te souviens sûrement que nous avions recueilli les deux énergumènes à moitié morts qui vivent aujourd'hui chez nous. Rassure-toi, nous ne leur avons pas donné ta chambre. Ils ont beaucoup aidé, au village, pour le reconstruire. Ils se sont montrés très accommodants, et ont tout de suite voulu réparer leurs erreurs passées. D'Armence, le Légitimiste, m'a assurément déplu, mais je pouvais avoir des débats très construits avec lui. Leroy, le soldat - comme toi - est un benêt, mais assurément de bonne volonté. Il s'est pris d'affection pour Lorelei, et Lorelei l'a froidement ignoré avant de couper tout lien avec lui, ce pour quoi je lui en veux. Elle aurait pu au moins lui expliquer.

Son soit-disant promis, d'Arcourt, je ne lui fais pas confiance. Cela fait maintenant deux ans, plus, que ta cousine attend qu'il fasse sa demande à notre père. D'Armence m'a appris qu'il connaissait les d'Arcourt par mariage, une cousine éloignée, et que la famille était ruinée. Peut-être se sont-ils refait, comme il l'a fait remarquer. De toute façon je ne lui accorde plus aucun crédit; il est parti rejoindre les Légitimistes dès qu'il a eu la force nécessaire. Et puis la révolte a été matée. Je ne me soucies plus de lui.

J'espère que tu vas bien, mon cousin, et que nous ne perdons pas. J'espère aussi que tu reviendras vite. Il ne reste plus que quatre ans à attendre.

Je t'embrasse,

Ta cousine"

"Manoir Douarnez, le 28 septembre 1832

Mon cousin,

Ici, il ne se passe rien. D'Armence s'est enfui, Leroy a réintégré son poste, plus aucune nouvelle des deux et je m'ennuie désespérément. Plus de nouvelles de toi non plus, mon cousin, et je me demande comment tu peux te porter. Bien, j'espère, mais je ne peux m'empêcher de penser le contraire. Il doit y faire bien plus chaud qu'ici, et je me doute, en ayant entendu un affrontement, que tes combats là-bas doivent être mille fois pires.

Je prie pour toi,

Ta cousine"

"Manoir Douarnez, le 2 octobre 1832

Mon cousin,

Il ne se passe toujours rien..."

Théophile fouilla dans la boîte. Dix lettres étaient datées de septembre et octobre 1832, au Manoir Douarnez. Certaines d'entre elles étaient chiffonnées, d'autre tâchées de sang. Maël les avait toutes gardées, sûrement près de lui, et devait les lire souvent. L'écriture de Madame de Douarnez était saccadée. Elle avait probablement dû se relire, revenir sur ses paroles, faire des corrections, et puis se fatiguer et envoyer sa correspondance, qui soit dit en passant était plutôt brève. Les dix racontaient toutes la même chose; il décida de les passer.

"Fort Saint Grégoire, le 6 janvier 1833

Mon oncle, ma tante, mes chères cousines,

Je suis sincèrement désolé du retard que j'ai mis pour vous répondre. Des ennuis de l'autre côté des remparts nous ont occupé outre mesure. La résistance s'est véritablement organisée. Al Hasani a délégué son titre de chef à son fils, Abd El Kader, un guerrier que l'on dit avisé et redoutable parmi ses fidèles. Nous avons été envoyés hors des murs d'Oran en reconnaissance. Pour l'instant, tout se passe bien, mais nos itinéraires sont limités du fait de la coalition de tribus.

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant