Charles était en manque. Cela ne lui arrivait pas souvent, compte tenu de la régularité avec laquelle il se cuitait et, même s'il en avait l'habitude, il s'en serait arraché les yeux tant ce sentiment était horrible. Deux jours auparavant, il avait retrouvé Tony au bar pour donner sa démission. Il y était allé seul et n'avait pas voulu s'éterniser, de peur que son désormais ancien collègue ne pose trop de questions. Il n'avait pas envie de revivre un interrogatoire comme ceux de la CIA. Une fois suffisait. Ils avaient partagé quelques verres, et quand Charles a vu que Tony se faisait plus curieux, plus pressant, il a failli céder à la panique et a prétexté un roti dans le four pour fuir. Quelle excuse stupide. Tony savait bien qu'il n'était pas du genre à faire la cuisine.
Il se souvenait d'une époque où il appréciait cuisiner avec sa soeur pour le dîner du lundi soir avec la classe de grec. Il n'était pas très bon cuisinier mais avait quelques bases, et surtout une patience exemplaire pour ce genre d'activités. Il aimait ça, dans un sens. Cela l'amusait, cela l'occupait, et partager quelque chose avec sa sœur était toujours très agréable. Il se souvint des bons plats qu'ils préparaient en se penchant sur son assiette de bacon & eggs qu'on lui avait servi dans le diner où ils s'étaient arrêté pour prendre leur petit-déjeuner. Il n'avait pas faim ; il avait le ventre noué. Le regard lourd de sa sœur pesait sur ses épaules, de l'autre côté de la table. Le jeune homme se mit à touiller son œuf du bout de sa fourchette.
"J'espère qu'on n'aura pas de problème à l'aéroport", dit Francis d'une voix joyeuse, son pince nez posé sur la table juste à côté de son assiette.
Personne ne répondit et il se tut pour le reste du repas.
*
"C'est votre passeport, m'sieur ?"
Charles s'agita près du comptoir de l'aéroport. L'hôtesse, très grande et large, les cheveux blonds resserrés en un chignon stricte et luisant, portait des lunettes qui agrandissaient ses yeux de sorte à ce qu'ils ressortaient de son visage comme un poisson hors de l'eau. Elle avait l'air soupçonneuse, se penchait par-dessus son ordinateur, le passeport de Charles entre les doigts, et l'observait avec une attention toute particulière.
Il avait pris le temps de se raser et de se laver avant de partir. C'était la moindre des choses, mais quitter son look de vagabond le faisait ressembler à quelqu'un d'autre, de plus jeune et de plus mélancolique. Sur la photo du passeport, il avait dix-sept ans, n'avait certainement jamais bu plus que trois bières au sein d'une même soirée et n'avait jamais touché au crack ni même à l'herbe ; il avait l'allure d'un ange flamand avec des cheveux blonds très propres et très clairs, un teint rose, des yeux d'acier brillants et intelligents. Très loin de la loque qu'il était devenu.
Comme il ne savait pas quoi répondre et ne parvenait qu'à produire un vague bégaiement pathétique, sa sœur vint à son secours.
"On est jumeaux."
La femme se pencha encore plus près d'eux, les yeux plissés de manière comique, le nez retroussé comme si elle se sentait gênés par l'odeur de Charles - bon Dieu, il avait pris une douche, que voulait-elle de plus ? - et pinça les lèvres.
"Ah bon.
- Oui, vous ne voyez pas ? Regardez mon passeport. Macaulay. Même date de naissance."
Sur les photos, en effet, ils étaient tellement similaires qu'on aurait pu les confondre. La femme de l'accueil émit un soufflement ennuyé et rendit les papiers du bout des doigts, sans même plus prendre la peine de leur accorder un regard.
"Très bien. Circulez. Suivant !"
Francis les rejoignit en trottinant, ses cheveux roux sautillants de part et d'autre de son visage fin aux traits inquiets. "Seigneur, je déteste toutes ces vérifications", souffla-t-il une fois près des jumeaux. Il fit un geste pour brosser sa chemise coûteuse et réajusta son pince-nez en jetant un regard loin vers les portes d'embarquement. "Où est Richard ?
- Parti acheter un magazine, répondit Camilla. Histoire de s'occuper dans l'avion. Vous avez tout ?"
Les autres firent oui de la tête et ils attendirent Richard, adossés contre le mur blanc à côté de la sandwicherie de l'aéroport. Charles avait l'impression que chaque cellule de son corps s'était liguée contre lui et il luttait avec difficulté, comme s'il nageait à contre-courant dans des eaux agitées. En plus des frissons qui le traversaient de part en part et de la fièvre qui le transperçait, ses mains tremblaient, dôtées d'une vie propre, et il était habité par une peur panique indomptable qui le faisait suffoquer. Il finit par se laisser couler sur le sol pour s'asseoir contre le mur et aucun de ses camarades ne fit de commentaire. Camilla évitait son regard avec brio depuis le matin. Ce fut Richard, plus conciliant, qui posa une main sur son épaule pour prendre de ses nouvelles en revenant avec ses magazines.
"Ça va, Charles ?"
Ce dernier émit un grognement indistinct et Richard l'aida à se lever : ils devaient partir vers la porte d'embarquement. Il se sentait épuisé, poussé à bout, roué de coups, et suivit la joyeux troupe dans les couloirs de l'aéroport en voyant avec peine à cinq mètres.
Les événements se déroulèrent en toute sérénité bien que le vol ne fut pas de tout repos pour tout le monde. Richard n'avait jamais pris l'avion de sa vie et était très inquiet de chaque détail, chaque précipitation, chaque annonce des pilotes, même innocente. Il posait tant de questions que Francis, qui prétendait parfaitement gérer sa peur de l'avion, fit une crise d'angoisse. Il prit deux pilules dans une boite sans étiquette et fuma à la chaine tout le reste du trajet. Charles lisait, essayant de focaliser son attention sur autre chose que le manque. Il n'était pas encore très bon dans le sport de la sobriété et se sentait horriblement mal. Son estomac n'était pas au mieux de sa forme et il suait sans pouvoir s'arrêter de trembler. Si les autres avaient remarqué quelque chose, ils n'en firent aucun commentaire. En tout cas, ce n'était pas Charles qui allait essayer d'attirer leur attention ou d'attiser leur pitié. De fait, il se concentra sur Macbeth, la tête appuyée contre le siège.
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The fatal flaw [le maître des illusions]
FanfictionHenry n'était plus de ce monde depuis quatre ou cinq ans alors. Ils avaient tous plus ou moins repris leur vie en main. Sauf Charles. À moins que jouer du piano pour des bars louches ne compte comme un plan de carrière. C'est lui qui reçut la lettre...