Comme un tourbillon léger

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Artiste recherche pour collaboration un duo de danseuses (affinité modern jazz/ contemporain/classique) sur Paris ou sa proche banlieue! Pas encore de projets réellement concrets à part une belle rencontre pour une émulation créative commune (prestations, concours, cinéma ou autres...). Veuillez envoyer vos cv et vidéos à l'adresse mail suivante :

Yann avait reçu une bonne trentaine de réponses en moins d'une semaine. Il avait sélectionné, décortiqué et annoté l'ensemble des cv avant de visionner scrupuleusement les vidéos. Il recherchait particulièrement de l'élégance, de la légèreté ainsi que de l'endurance pour suivre et respecter son rythme. Deux danseuses avaient retenu son attention. Cependant, il devait les recevoir ensemble afin d'apprécier leur association éventuelle et surtout leur compatibilité. Ely et Amel avaient noté dans leurs agendas la confirmation du rdv pour l'audition chez Yann suite à son sms.

Plus qu'une demi-heure et les deux femmes seraient là, devant sa porte. Il pourrait compter sur la présence de son ami Carl. Ces deux-là s'étaient connus lors l'anniversaire de Yann pour ses 12 ans. Depuis, ils étaient inséparables sauf pour les vacances. Ils passaient de nombreuses heures à jouer ensemble sous le regard conquis de sa famille. Lors des apprentissages donnés à l'école, Mr Victor Poulain avait œuvré à leur bonne entente. C'était un enseignant haut de gamme et renommé. Yann avait un réel potentiel qui ne s'exprimerait qu'avec Carl. Les deux ne feraient qu'un tellement leur complicité semblait évidente au professeur. Pourtant, au début, Carl sortait des notes plutôt médiocres. Mr Poulain les prit tous deux en mains avec une rigueur de métronome et une oreille attentive à l'un comme à l'autre. L'enseignant débuta son œuvre, au fur et à mesure les exercices se succédèrent pour Yann. Carl s'accorda un peu de répit pour se mettre dans les meilleures dispositions possibles. Afin qu'il se sente mieux, le professeur lui avait fait rencontré un athlète surprenant qui maitrisait aussi bien le vélo et son pédalier, que le lancer du marteau et le tir à la corde. Il s'agissait de Robert Blind qui était un maitre atypique dans ces trois disciplines. En trois jours, Carl avait gagné en souplesse, en rythme et en harmonie avec lui-même suite aux conseils et ajustements prodigués. De jour en jour, il dégageait de bonnes vibrations auxquelles Yann n'était pas indifférent. Mr Poulain avait créé les circonstances d'une rencontre mémorable et unique. Depuis, les deux s'étaient apprivoisés et découverts. Carl suivait toujours Yann. Ils adoraient se retrouver dans le salon. Carl pouvait être tantôt fermé lorsque le cœur n'y était pas, mais toujours ouvert et disponible pour passer un excellent moment. Victor Poulain s'était éteint récemment mais il restait à leurs côtés sous la forme d'un petit cheval de bois à bascule, trouvé aux puces, qui trônait dans le coin de la pièce, l'air sévère mais bienveillant au bonheur de chacun.

La sonnette retentit. Yann sortit tout d'abord de sa banquette et de sa pensée mélancolique sur les belles années du trio. Un peu en stress et maladroit, il laissa tomber la clé sur le sol. Il se baissa en lançant :

_ « Quelques secondes, je vous ouvre... ».

Les gonds de la vieille porte du troisième étage émirent un grincement solennel et charmant annonçant l'entrée de deux reines dans leur château. Ely et Amel étaient ponctuelles. Elles avaient juste eu le temps d'échanger quelques politesses dans la cour intérieure pour savoir laquelle des deux pouvaient entrer dans la cage d'escalier en premier.

_ « Entrez, je vous en prie, veuillez-vous rendre au bout du couloir et prendre place dans le salon. Je suis à vous tout de suite. » balbutia Yann. Les danseuses s'y rendirent d'un pas timide mais confiant du fait d'être à deux. La déco alliant le parquet bois et un mobilier moderne épuré était réussie. De plus, l'appartement offrait de grandes baies vitrées faisant entrée la lumière de mai et la verdure du parc Monceau. Yann arriva avec un plateau d'orangeade qu'il déposa sur la table basse. Il reprit sa place sur sa banquette alors qu'Ely et Amel prirent place dans les deux fauteuils originaux. Le designer leur avait donné une forme de main avec le pouce et l'auriculaire recroquevillé pour en faire des accoudoirs alors que l'index, le majeur et l'annulaire faisaient office de dossier. L'un était blanc, l'autre noir. Les danseuses étaient installées et attentives aux propos à venir.

_ « Je vous remercie de votre ponctualité car c'est une chose primordiale pour moi. Le rapport au temps dans notre collaboration sera une donnée essentielle à notre réussite. Vos profils ont retenu mon attention et j'ai souhaité vous rencontrer conjointement. Pourriez-vous m'en dire un peu plus sur votre parcours et vos motivations pour la danse ?

_ Bonjour, moi c'est Amel, je suis originaire de la Guadeloupe. Je danse depuis l'âge de sept ans. Je suis venu en métropole pour passer un casting au Lido mi-avril. Depuis, pas de nouvelle alors en attendant je cours les auditions avec mon sac à dos. Je vis chez ma cousine Fabienne au rez de chaussée dans le XVème. Pour me maintenir en forme et garder la ligne, je fais du gainage et de la gym au sol. J'aime les défis originaux si le jeu en vaut la peine.

_ Bonjour, moi c'est Ely, je viens aussi d'une île mais de l'île de . J'ai une formation de danse classique avec en alternance des séances de dos crawlé pour faciliter les portés. Je vis à Paris depuis mi-janvier. L'art de rue m'inspire et m'habite. Si une ville existe au monde pour réussir c'est bien Paris la ville qui sent bon le métissage des cultures. Je suis les cours du chorégraphe Fatou Douala en ce moment. Ses pas de danse contemporaine sont ancrés dans le sol. »

Yann n'en revenait pas. Il avait en face de lui le Yin (Amel) et le Yang (Ely) déjà personnifiés. L'une était une beauté noire fine et élancée, l'autre une beauté pâle et blanche longiligne et légère. Les deux avaient une tête bien ronde. Le Yin et le Yang sont en quelque sorte les deux faces d'un même élément ou d'un même monde, les opposés nécessaires et complémentaires à l'harmonie d'un tout, exactement comme la terre et le ciel, l'obscurité et la lumière, la lune et le soleil, la mort et la vie. Yann paraissait troublé par cette révélation, les deux auraient pu être des jumelles. Seule la couleur de peau les différenciait.

_ « Pourriez-vous faire quelques pas de danse en vous inspirant des éléments naturels du parc Monceau, s'il vous plait ? » demanda Yann.

Elles se levèrent toute en grâce, abandonnant veste, baskets et t-shirt pour ne garder qu'un justaucorps noir pour Ely et un blanc pour Amel nécessaire aux auditions. Une métamorphose était sur le point de se produire tel un papillon sortant de sa chrysalide. Elles ouvrirent la baie vitrée. Yann se rapprocha de Carl resté muet et bien immobile en arrière-plan jusqu'alors mais il portait une feuille vierge de note et un crayon à papier. Les deux femmes firent quelques étirements méthodiques dignes des athlètes olympiques du 100 mètres prêtes à se projeter dans les lignes de leur couloir.

Yann les invita de la main à commencer. Elles prirent une profonde inspiration. Les arbres du parc furent parcourus par un vent léger qui pénétra dans le salon pour faire virevolter les deux danseuses qui, aussi légères que des plumes, alternaient les pas et les pointes dans leur chorégraphie. Elles débutèrent par une suite de mouvements amples exécutés sur un tempo lent. Le contrôle de leurs corps en équilibre permettait l'exécution de mouvements fluides et majestueux tantôt rapides tantôt retenus tels un sage calligraphe aguerri dans l'art de l'arabesque.

Elles veillaient à la beauté du geste et à la coordination des différentes parties du corps (dont la tête balançait parfois en arrière). Les portés étaient le résultat d'une combinaison harmonieuse entre les deux partenaires. Les déboulés arrivèrent avec des enchaînements de tours piqués rapides, puis les fouettés demi-pointes, pirouettes, pliés, ronds de jambe, soubresauts et grands écarts... Les danseuses se relayaient, pivotaient et se confondaient tellement l'élan était rapide, surréaliste et captivant.

L'artiste se laissa guider par les mouvements aussitôt retranscris sur le papier. Ses deux muses avaient la force d'un tourbillon léger emportant les feuilles dans une balade éphémère en altitude. Son inspiration était tout aussi transportée et Carl trépignait. Ses deux étoiles multipliaient les pas pour prendre pleinement possession du parquet et de l'espace dans de prodigieux va et vient alternés de rondes.

Sous le regard en coin de son cheval de bois à bascule, Yann Tiersen accompagné de son fidèle piano Carl Bechstein pouvait aligner et marier les notes blanches et noires sur sa partition. Désormais, la scène pourrait être répétée à l'infini.

Le voyage léger pouvait débuter, tout comme l'envoutement singulier produit par la sonorité du duo magique composé de l'artiste et du piano. Le bal s'ouvrit alors sur la Valse D'Amély Poulain...

Comme un tourbillon léger...Where stories live. Discover now