Océan noir ErikAmoco

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      Hier aux informations j'ai vu qu'un pétrolier était en difficulté non loin de chez moi, je ne m'y suis pas intéressée plus que ça, je me doutais qu'un ou plusieurs remorqueurs allaient l'aider et tout serait arrangé bien vite.  Il était midi à ce moment, l'après midi j'étais trop occupée et le soir trop fatiguée pour suivre l'affaire.
 
      Ce matin je lève de bonne heure, je m'habille pour faire ma promenade quotidienne en bord de mer. Je sors de ma maison, il fait beau, il fait frais mais cependant très doux. Mais je sens une odeur très désagréable me chatouiller les narines. Je n'y prête pas plus attention et me dirige à pied vers le port et ses plages, et plus je m'en approche, plus l'odeur est forte. J'arrive au port, tout est noir.. que s'est-il passé? Je vois des gens habillés en jaune avec des bottes patoger dans une étrange substance gluante marron noire. Je descend voir de plus près de quoi il s'agit. Comme à mon habitude, j'enlève mes chaussures pour me retrouver pieds nus pour aller sur le sable mouillé, mais qu'aujourd'hui est presque invisible, quand j'entends une voix me crier《Non madame de marchez pas là dedans!》
Je me retourne, un homme s'avance vers moi et m'explique la situation. Le pétrolier que j'ai vu hier à la télé, ils n'ont pas réussi à le sauver... il s'est échoué et a déversé son pétrole sur la côte... désemparée, je m'écroule sur le sol  et commence à pleurer devant tant d'horreur...
L'homme essaie de me consoler en me disant qu'on va faire un procès, que les bretons seront vengés de ces immondices. Mais ça ne va pas mieux pour autant.. ce paysage souillé... pollué...j'aimerais tellement réussir à exprimer la colère que je ressens en voyant les côtes de mon village saccagées, mais je n'arrive qu'à pleurer...
Ma douleur s'accentue lorsque je vois oiseaux et poissons englués dans cette eau visqueuse... on me dit qu'ils vont être envoyés au nettoyage, mais la plupart n'y survivront pas car il est déjà trop tard.. la pêche également va être troublée pour plusieurs jours, semaines, mois...
Traumatisée, je rentre chez moi, je me recouche et je pleurs.

       11ans plus tard, mon deuil est fait sur l'Amoco, la côte est presque redevenue comme elle était avant, mais ses cicatrices sont encore ouvertes: les rochers sont encore imprégnés de pétrole brut.
         Mais aujourd'hui, je n'y pense pas, je suis chez de la famille de l'autre côté du département. Après demain c'est Noël, mais je m'ennuie un peu. Il n'y a ni télé ni radio ici.  Du coup, je descends sur la grande plage, il y a pas mal à marcher, j'en ai pour 30min à pied environ, mais je ne suis pas pressée. J'admire le paysage. Qu'est-ce que c'est beau! C'est fou comme en seulement quelques kilomètres le paysage peut changer ! Le ciel est parfaitement dégagé, il fait froid mais il fait beau. Tiens, cette odeur me reprend... depuis le traumatisme de l'Amoco, il m'arrive encore que cette odeur me vienne. Il y a quelques années je suis allée voir un psychologue par rapport à ce traumatisme, ça m'a aidé, mais j'ai encore de grandes séquelles. Bref je me promène un peu le long de la plage ce qui me permet d'oublier. Après quelques heures, je vois qu'il commence à se faire tard et je décide de remonter. On mange, et je vais me coucher.

      Étrangement, ce matin je me lève beaucoup plus tard que d'habitude. Il doit être 10h30. Je mange vite fait, je m'habille et descend à la plage. À environ 10 minutes de celle ci, le traumatisme me reprend, l'odeur me prend la tête, j'ai des hallucinations, une grande panique me prend. J'ai l'impression de revoir le noir brillant sur la mer, de ressentir l'odeur nauséabonde du polluant... je me pose dans l'herbe quelques minutes, je ferme les yeux le temps de reprendre raison. Le stress et l'angoisse s'en vont, l'odeur reste, mais est supportable. Après toutes ces années, je m'y suis habituée. Je me lève tranquillement, je regarde la mer, aveuglée par le soleil, je ne vois pas grand chose. Je vois juste que c'est marée haute car je ne vois pas la plage. Quand c'est marée haute, celle-ci je ne la vois même pas du parking. Il faut descendre une petite pente afin de la voir. Bref j'arrive au parking, je retire mes chaussures. Je vois la mer toujours noire, mais entre le soleil et mes hallucinations traumatiques, je ne peux pas vraiment me fier à ce que je vois.
Je descente la petite pente sans regarder en bas, en essayant de retrouver ma vue. Je regarde au large. Puis je sens mon pied s'enfoncer dans quelque chose de chaud et gluant. Je regarde mon pied... noir... la plage... noire... Ce n'est pas une hallucination... j'en ai plein les pieds, mouettes, goélands et cormorans appellent à l'aide dans un fracas inaudible. La mer est noire jusqu'à l'horizon, des deux côtés... Je revis mon traumatisme... Non... je ne supporte pas... je m'avance, les pieds dans le pétrole, puis je remonte mon pantalon  jusqu'à mi-cuisse, puis je continue à avancer jusqu'à ce qui est censé être la mer. Je laisse la substance meurtrière glisser sur mes mollets comme je le fais avec la mer actuellement, mais la chose visqueuse reste accrochée à moi. La douleur monte, les larmes aussi jusqu'à me faire faire un cri de rage intense qui a dû s'entendre jusqu'au village. Dans mes pleurs et cette odeur, je perds conscience et m'écroule dans la vase noire.

       Je me réveille, je suis dans une salle d'hôpital. On me dit que j'ai failli périr dans le pétrole, que celui-ci avait commencé à m'engluer quand on m'a retrouvé. On m'a déshabillé et enduit de dissolvant pour réussir à tout retirer, puis on m'a lavé. On m'explique les raisons de cette marée noire... le 12 décembre le pétrolier a commencé son échouage, et c'est seulement hier que les nappes de pétrole ont commencé à arriver dans le Finistère Sud. 
Je ne peux ni bouger, ni parler. Je n'ai même plus la force de pleurer.
Une fois l'équipe médicale, je me lève tant bien que mal. Cette odeur est maintenant imprégnée sur moi. Je ne peux pas supporter... je m'avance vers la fenêtre et l'ouvre pour prendre l'air. Je regarde en bas. Je suis relativement haut.

Je m'y jette de sang froid.

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