Première partie

4.2K 217 64
                                    

Je me rappelle encore du jour où je l'ai rencontré. En réalité je me rappelle de chaque moment passé avec lui, de chaque instant, je n'ai rien oublié. Ce jour-là je devais rejoindre mon père à son cabinet de consultations. On peut imaginer qu'avoir un parent médecin est une chance, pas pour moi. Être tout le temps confronté aux maladies, aux gens souffrants, en entendre parler pendant les repas, le soir, les week-ends, c'est comme vivre entouré de la mort. Constamment. Se rappeler chaque jour, qu'à tout instant, on peut être le prochain.

Il faisait chaud cette après-midi là, une chaleur étouffante pour un mois de juillet. J'avais marché plus de trente minutes et j'étais épuisé. Je m'étais inscrit dans un programme de cours avancés et même si j'aimais ça, la journée que j'avais passée au lycée avait été longue. J'avais juste envie de rentrer chez moi et dormir, mais avant il fallait que j'attende que mon père ait fini de travailler. Quand j'ai poussé la porte du cabinet il n'y avait qu'une seule personne dans la salle d'attente. C'était lui. Je n'y ai pas fait attention tout de suite, je l'avais vu mais je ne l'ai pas regardé. Je ne lui ai pas dit bonjour non plus, j'ai balancé mon sac par terre avant d'aller me servir un verre d'eau à la fontaine. C'est seulement une fois assis sur l'une de chaise en face de la sienne, mon gobelet vide dans les mains, que j'ai réellement fait attention à lui. Dès que mes yeux se sont posés sur son visage, j'ai su qu'il était malade. Pas parce qu'il portait un bonnet et un énorme pull alors que moi je mourrais de chaud avec mon simple t-shirt, ce n'était pas non plus parce qu'il était trop pâle pour aller bien, que ses joues étaient creuses ou qu'il avait des cernes sous les yeux, non. Je l'ai su parce qu'il n'avait pas de sourcils, ni de cils.

Ce n'était pas la première fois que je voyais une personne atteinte d'un cancer, mais j'avais toujours trouvé étrange comment un regard pouvait être différent quand les yeux n'étaient pas entourés de cils. Je savais que ce n'était pas poli de ma part de le fixer comme je le faisais, mais c'était plus fort que moi, j'étais incapable de ne pas le regarder. J'essayais de deviner son âge, il semblait plus âgé que moi, mais pas de beaucoup et à la fois énormément, comme si sa maladie lui avait rajouté des années. Je me souviens avoir pensé qu'il devait être beau avant. Avant d'être malade. Je savais qu'il sentait mon regard sur lui et que ça l'agaçait parce qu'il me jetait des coups d'œil toutes les trente secondes en soufflant. Puis il a fini par craquer, il a tourné la tête vers moi, le regard noir. Je me rappelle encore de ses mots, c'étaient les tout premiers qu'il m'adressait.

"T'as un problème ?"

Il était tellement hautain que je me suis senti agressé. J'avais l'impression qu'il venait de me remettre à ma place et ça ne me plaisait pas. Je ne laissais personnes me parler aussi mal. Je suis resté un long moment silencieux à ruminer dans ma tête pendant que lui regardait de nouveau par la fenêtre comme si je n'existais pas. C'était vexant et humiliant, il avait touché à ma fierté et je crois que je voulais me venger. 

"Tu vas mourir ?"

Je le regardais presque fièrement, je réalise maintenant à quel point j'étais stupide à ce moment-là. Il n'a pas réagi, il n'a pas bougé, il ne m'a même pas regardé. Il a simplement répondu comme si la réponse était facile à dire pour lui et facile à entendre pour moi, comme s'il savait que c'était lui qui allait gagner et pas moi. 

"Oui."

Il n'a rien dit de plus, seulement ces trois lettres rassemblées en un seul mot. Je me souviens qu'il n'y avait aucune émotion dans sa voix, pas de tristesse, pas de douleur, pas de peur, pas même de résignation, absolument rien. Comme si parler de sa mort était banal pour lui. Ça l'était en réalité, mais à ce moment-là je ne le savais pas encore. Je n'ai plus rien dit après ça, j'avais trop honte de moi. Et il a gagné. Assis sur ma chaise, en pleine santé, toute la vie devant moi, je me suis senti minable. J'avais juste envie de disparaitre. 

C'est ce jour-là aussi que j'ai su son prénom et lui le mien. En sortant de son bureau avec son patient précédent, mon père l'a salué en l'appelant par son prénom et a prononcé le mien en me disant d'attendre, qu'il n'en avait plus pour très longtemps, qu'après on pourrait rentrer à la maison.

Il s'appelait Louis et j'étais loin d'imaginer qu'il allait bouleverser toute ma vie.

À Demain Où les histoires vivent. Découvrez maintenant