Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop Parmi les traits distinctifs du conte l’oralité occupe une place essentielle : « […] le conte traditionnel africain se ressent de sa forme orale », « c’est l’oralité qui en détermine la forme, les structures, les nombreux procédés […] ». Décrire la poétique de la parole dans le conte africain veut dire examiner les manifestations de l’oralité, qui est, dans sa signification élargie, tout « ce qui, dans le texte écrit, témoigne de la parole et de la tradition orale ». Cette acception du mot détermine notre étude des Contes d’Amadou Koumba (1924) de Birago Diop. S’effectuant à deux niveaux, l’analyse englobe, d’abord, les manifestations de la parole, et ensuite, le rôle de la parole dans la création de l’univers représenté. En premier lieu, les indices de l’oralité s’imposent à travers les caractéristiques génériques. Originellement, le conte est considéré comme un genre populaire et oral : « [Le conte] raconte des événements imaginaires, voire merveilleux ; sa vocation est de distraire, tout en portant souvent une morale ; il exprime une tradition orale multiséculaire et quasi universelle ». Le recueil de Birago Diop Les Contes d’Amadou Koumba réunit les textes écrits qui restent sous l’influence des conventions narratives résultant de l’oralité. Françoise Ruillier-Theuret explique que « [l]es genres issus de la tradition orale, même lorsqu’ils s’incarnent dans des œuvres littéraires écrites et signées, gardent des traces stylistiques et énonciatives de leur situation de contact initiale entre le récitant physiquement présent et ses auditeurs ». Une des traces les plus nettes de la situation de contact initiale dans l’ouvrage de Birago Diop est la mise en scène du conteur. Le recueil porte la marque de l’énonciation orale déjà en première de couverture
– Les Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop –, juxtaposant celui qui écrit et celui qui raconte. Par ce procédé de confrontation de deux figures de création artistique, Birago Diop semble accentuer l’héritage de la tradition orale selon laquelle des contes, initialement transmis oralement, n’avaient pas d’un auteur concret. La fonction du conteur, Amadou Koumba, est ensuite mise en relief dans l’introduction, où l’auteur explique l’origine de la transcription des contes : Lorsque je retournai au pays, n’ayant presque rien oublié de ce qu’enfant j’avais appris, j’eus le grand bonheur de rencontrer, sur mon chemin, le vieux Amadou Koumba, le Griot de ma famille. Amadou Koumba m’a raconté, certains soirs – et parfois, de jour, je le confesse – les mêmes histoires qui bercèrent mon enfance. Il ne s’agit pas d’un simple conteur, mais d’un conteur populaire de la tradition orale africaine : le griot dont la figure dans les sociétés d’Afrique de l’ouest est majeure. Dans son étude Les Écrivains de la négritude, Claire-Neige Jaunet explique à ce propos : [Le griot est un] personnage qui joue dans les sociétés africaines un rôle important, il est à la fois poète, musicien, et quelque peu sorcier. Au sein de la communauté, il conserve et transmet les traditions, la mémoire des faits, les contes, les légendes Il peut être attaché à une famille, à un personnage, dont il devient les archives vivantes, et auquel il sert d’intercesseur auprès des autres dans les situations délicates. Le griot peut ainsi vanter les qualités de celui qu’il représente. La tâche de transmettre la parole et le message d’une génération à l’autre se révèle alors double : d’une part, le griot accomplit une mission sociale, de l’autre, une fonction artistique. Dans ce sens, il est possible de voir dans le dessein entrepris par Birago Diop un hommage rendu à la tradition culturelle orale de l’Afrique, incarnée dans la figure du griot. Dans les contes proprement dits, la présence du griot est accentuée au début du premier texte, « Fari l’Anesse », où le narrateur indique la façon de mener des histoires par le conteur: « Sortir de son propos – souvent à peine y être entré – pour mieux y revenir, tel faisait à l’accoutumée Amadou Koumba […] ». L’autre endroit où la figure du griot surgit, c’est la partie finale, qui possède souvent une dimension étiologique et propose une sorte de conclusion à l’histoire ou explique une particularité humaine ou animale : « C’est depuis N’Dioumane, dit Amadou Koumba, que tout chasseur, n’irait-il chercher que du bois mort, emporte toujours son fusil » (« La Biche et les deux Chasseurs »). L’oralité est visible ensuite dans la langue que le conteur adopte et qui se distingue par trois caractéristiques : la familiarité, la musicalité et la présence des formulettes. La première renvoie à l’emploi des mots ordinaires comme, par exemple, « calebasse », « tam-tam », « tamarinier », « noix de colas », et par l’évocation des expressions populaires, telles la formule de politesse « Djâma rek ! » (« en paix seulement ! »). En ce qui concerne la musicalité et la présence des formulettes, ces deux traits de la langue du griot peuvent être examinés en même temps car, souvent, ces dernières prennent la forme de chanson. La musicalité et les formulettes influent sur le rythme et la structure des récits. Comme l’écrit Roland Colin, « les langues négro-africaines sont en général très musicales, très chantantes […] ». Ces caractéristiques se font voir dans les contes de métamorphose. Dans « Fari l’Anesse », un simple chant permet aux ânesses de devenir femmes pour mener une vie agréable dans le royaume de Bour. Pourtant, la même chanson prodigieuse chantée par le griot-musicien du roi sert à dévoiler leur ruse. La chanson qui accompagne le changement des animaux en êtres humains est entonnée aussi dans « La Biche et les deux Chasseurs » : M’Bile-la-Biche et d’autres animaux se déguisent en femmes pour en finir avec le cruel chasseur N’Dioumane et ses chiens. Il est intéressant de noter qu’au moment culminant de l’histoire les deux univers – le monde des animaux et celui de l’homme – sont confrontés à travers deux chansons. M’Bile-la-Biche chante : « Wèng si wélèng ! (Tout seul arrive !) / Sa wélèng wèng ! (Arrive tout seul !) / N’Dioumane tey nga dè ! (N’Dioumane tu mourras !) ». Le chasseur lui répond par ses lamentations dans lesquelles il évoque ses chiens sacrifiés pour satisfaire les fausses femmes :
Ô ! Worma,
Worma Chiens de mon père,
Que j’ai trahis Ne me trahissez pas ! Ô ! Dig, Ô ! Digg N’Dioumane désespère Secourezle !... Il en résulte que la parole chantée possède une grande force sur la réalité. Le même pouvoir apparaît dans les formulettes dites : dans « Les calebasses de Kouss », la phrase « Keul, tiens ta promesse ! » sert à faire actionner un objet magique. Soulignons que conformément à la poétique de la parole, certaines formulettes sont répétées non seulement pour renforcer un message, mais aussi pour atteindre les effets de rythme. Quelle que soit la forme des formulettes, chantée ou dite, elles sont souvent détachées du texte principal. Pour Christophe Carlier, cette mise en relief des formulettes sert à détruire la « linéarité du récit » ; le texte se brise et le rythme change. Outre la répétition, l’oralité est présente aussi au niveau structural dans le parallélisme, qui apparaît avant tout dans les contes à la structure en divergence (« Les calebasses de Kouss » ou « Les Mamelles »), selon la classification proposée par Denise Paulme . D’autres traits du parler du griot et de l’architecture traditionnelle des contes, ce sont les archaïsmes, les onomatopées, la confrontation des questions et des réponses. L’évocation des marques de l’oralité sous forme de la présence du conteur et de sa parole nous mène au deuxième axe de notre étude, c’est-à-dire au rôle de la parole dans la création de l’univers représenté. Habituellement, la parole conteuse sert à maintenir l’histoire dans une dimension fabuleuse. Un tel objectif est atteint par les formules d’ouverture qui situent l’action dans un passé éloigné et indéterminé, souvent merveilleux : « Aux temps anciens, bien anciens, dont ils n’ont certainement pas comme nous perdu la mémoire, les ânes, comme tous les êtres sur terre, vivaient libres dans un pays où rien de manquait » (« Fari l’Anesse ») ; « Il y avait de cela des lunes et des lunes, des mares s’étaient remplies de l’eau du ciel et s’étaient desséchées aux ardeurs du soleil, l’on ne savait plus combien de fois […] » (« Les mauvaises compagnies IV »). Rappelons aussi que l’emploi des formules initiales ou finales est une des caractéristiques de la technique du conteur. L’univers fictionnelle résulte également des indications temporelles à la manière des récits issus de la tradition orale : « neuf lunes après » (« Tours de Lièvre »), « Sept fois sept jours, ils allèrent à travers bois et savanes, mares et plaines, vers le soleil levant » (« L’héritage »). Ensuite, la nature surnaturelle des contes est assurée par des animaux dotés de parole humaine et par des événements irréels : la métamorphose des ânesses en femmes (« Fari l’Anesse »), l’accouplement prodigieux d’une femme et d’un lièvre (« Tours de Lièvre ») ou la résurrection merveilleuse d’une biche tuée par le chasseur Koli et des chiens sacrifiés par N’Dioumane à partir de leur sang et leurs os (« La Biche et les deux Chasseurs »). Autres événements insolites : les interventions de génies dans le sort des humains ; dans « Les Mamelles », deux femmes bossues, Koumba et Khary, sont, respectivement, récompensée et punie, pour la bonté et la méchanceté par les génies du tamarinier. À cela il faut ajouter la présence des objets magiques : la calebasse qui se remplit de bijoux (« Les calebasses de Kouss ») ou les noix de palmes qui jetées par terre éclatent en de hauts palmiers (« La Biche et les deux Chasseurs »). Mentionnons également la tâche difficile qu’un protagoniste doit accomplir, très récurrente dans Les Contes d’Amadou Koumba, et qui renvoie à l’univers des contes populaires : pour racheter la tête après avoir dupé le roi, Leuk-le-Lièvre doit apporter dans un délai de six mois « une peau de panthère, deux défenses d’éléphant, une peau de lion, et des cheveux de Kousse-le-Lutin » (« Tours de Lièvre »). L’autre fonction de la parole contée est d’assurer le caractère vraisemblable aux histoires présentées. Ceci se réalise à travers l’oralité qui est, elle-même, l’« instrument de la vraisemblance ». Le fait que l’histoire soit relatée par quelqu’un qui est digne de confiance affaiblit la dimension fictionnelle du conte. Ensuite, le caractère vraisemblable est maintenu par l’intermédiaire de la satire de la nature humaine, avant tout la satire des relations entre membres de familles et entre époux. L’étude de l’oralité des Contes d’Amadou Koumba nous invite, en dernier lieu, à établir les renvois intertextuels. Du côté de la structure interne du conte, le recueil de Birago Diop est similaire aux recueils de contes populaires européens ; des éléments inhérents au genre qui forment l’univers représenté, le plus souvent merveilleux, sont respectés. Le rapprochement s’établit aussi par la reprise de certains motifs comme, par exemple, dans « Les Mamelles » et « Les calebasses de Kouss », qui restent sous le signe du conte « Les fées » de Charles Perrault. Dans le premier conte, Koumba, deuxième femme de Momar, est bossue mais garde la joie de vivre et la gentillesse envers les autres. Par contre Khary, première femme de Momar, frappée du même handicap, est pleine de méchanceté. Un jour, Koumba, appelée par une vieille femme auprès d’un tamarinier, apprend un moyen de se débarrasser de sa bosse : vendredi, à la pleine lune, elle doit se joindre à des filles-génies qui dansent sur la colline de N’Guew. Respectant chaque détail des recommandations de la vieille femme, Koumba réussit à donner sa bosse à une des filles-génies. Bientôt Khary apprend ce qu’il faut faire pour être guérie mais lorsqu’elle se joint aux filles-génies, celle qui avait pris la bosse de Koumba la lui donne : « (…) la fille-génie plaqua sur le dos de Khary la bosse que Koumba lui avait confiée. Le premier coq chantait au même moment, les génies disparurent et Khary resta seule sur la colline d’argile, seule avec ses deux bosses ». Le deuxième récit s’organise également autour du motif de la récompense de celui qui est bon et respecte certaines règles et de la punition infligée à celui qui a un mauvais caractère, qui triche et entrave des accords. Dans « Les calebasses de Kous », le rôle de récompenser ou de punir est attribué aux calebasses que Leuk-le-Lièvre et Bouki-l’Hyène reçoivent du lutin Kouss. Comme Bouki-l’Hyène utilise la ruse, la violence et la raillerie pour obtenir la calebasse, cet objet magique ne se remplira de richesses mais contiendra un gourdin qui lui infligera des coups. Notons au passage que les tâches difficiles que les protagonistes entreprennent constituent un autre point commun des contes africains et européens. Il est visible que Les Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop témoignent des liens entre les traditions orales africaine et européenne. La similitude se manifeste au niveau de la structure et à travers la thématique de certains récits. L’universalité de ces contes tient une grande part dans l’oralité et ses procédés. Pourtant, ces contes africains possèdent quelques particularités qui en font des histoires différentes de celles issues de la tradition orale européenne. Le cadre et les protagonistes, les coutumes, le folklore, le respect des divinités, des ancêtres et des vieux, tout cela reste sous le signe de la culture africaine : « à travers le conte nègre transparaît une conception de l’homme, les grandes lignes d’une culture, d’un humanisme, l’ossature d’une métaphysique ». Il est possible d’en conclure que la poétique de la parole dans Les Contes d’Amadou Koumba de Birago Diop sert à affirmer la différence et l’originalité culturelles.
S.Fallou