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  Dans la vie, il y a des bons jours et des mauvais jours. Cela fait longtemps que Léonard ne connaît plus que les mauvais.

Pourtant il fait tout pour que cela change. Il suit les conseils des magazines, qui lui disent de boire beaucoup d'eau et de manger cinq fruits et légumes par jour, il prend soin de lui, enfin il essaye, il se dit que cette journée sera meilleure que la précédente. Et à chaque fois, comme si l'univers prenait un malin plaisir à le tourmenter, il rentre chez lui le soir de mauvaise humeur, portant le poids d'un énième mauvais jour sur le dos.

Ce n'est pas que Léonard n'ait pas de chance. En fait, de ce côté là, il est plutôt bien loti. Mais c'est que le monde entier se ligue contre lui, et met ses différends de côté pour s'assurer qu'il soit de mauvaise humeur. Par exemple, ce matin, la concierge de l'immeuble qui lui a dit bonjour. Elle avait tellement l'air de se moquer de lui que Léonard est passé devant elle sans lui adresser un regard. Il l'a entendue grommeler dans son dos à propos de cette jeunesse perdue qui ne sait même plus saluer.

Ça l'a presque fait rire, Léonard. La jeunesse, perdue ou pas, il n'en fait plus partie. C'est ce que lui affirme son miroir tous les matins, là où il est censé se dire que cette journée sera bonne. Il n'est pas vieux non plus ; sa mère dirait qu'il est dans la force de l'âge. Ce sont des foutaises. Léonard a trente trois ans, et devrait avoir sa vie en main depuis longtemps. Quand on regarde son petit appartement, son travail ennuyeux et sa vie sociale inexistante, on se rend compte que ce n'est pas en lisant des magazines de santé qu'il va s'arranger.

Léonard n'en a pas grand chose à faire, de s'arranger. Il maintient cette façade de celui qui veut aller mieux en mangeant cinq fruits et légumes par jour, et il écoute sa mère au téléphone qui lui dit qu'elle est fière de lui. Cela fait des mois qu'il ne l'a pas vue, mais elle lui assure qu'elle va bien, alors il ne s'inquiète pas. C'est rare qu'il pense à elle, mais ça n'arrive qu'aux pires moments. Ici par exemple, quand il aurait dû faire signe au bus qui vient de lui passer sous le nez. Il le regarde s'éloigner, les lèvres pincées et les poings serrés dans ses poches. Le prochain est dans vingt minutes, évidemment avec toutes ces grèves. Il va devoir aller au travail à pied.

Léonard est agent d'entretien. C'est un métier ingrat, fatiguant et répétitif, mais il n'a pas eu le choix. En arrivant en ville, c'était ça ou le chômage, et il avait besoin d'argent. Maintenant il est bloqué à ce poste et, des fois, il se dit qu'il y restera jusqu'à sa mort. Ça fera triste et un peu ridicule sur sa tombe. "Un bon fils et un homme de ménage correct." Cette pensée lui arrache un sourire - pas un joli sourire, ça ressemble plus à un rictus sarcastique.

En bus, le trajet jusqu'à son lieu de travail prend un peu moins de dix minutes. À pied, il prend des heures. C'est en tout cas ce qu'il se dit en fixant le sol de béton. Il ne regarde jamais devant lui quand il marche, au mieux un peu en dessous de la ligne d'horizon.

Il est assez tôt, pourtant le quartier est déjà rempli de passants, plus pressés les uns que les autres, qui bousculent Léonard sans s'excuser. Il s'en fiche pas mal des bousculades, il veut juste arriver à l'heure au travail. Sinon, il sera encore contraint de subir les représailles de son patron, tu comprends Léo, moi je t'aime bien, mais tes retards ça commence à bien faire, on te paye pas pour arriver trente minutes après l'heure prévue. Non, c'est vrai, on le paye pour se faire charrier par l'équipe de ménage et les clients, c'est ce qu'il aimerait répondre. Évidemment, il ne dit rien. Les gens prennent ça pour de la timidité.

Quand il arrive au bas de l'immeuble, il a une furieuse envie de faire demi tour. Ça lui arrive tous les jours, mais aujourd'hui c'est plus pressant, presque comme un instinct qui lui hurle de ne pas entrer. Mais Léonard n'écoute jamais son instinct, c'est peut-être pour ça qu'il en est à ce point stagnant de sa vie. Il pénètre dans le bâtiment et se dirige vers la porte réservée au personnel, au fond du couloir.

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