CHAPITRE 5

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HELGA

Derrière ses paupières closes, encore elle les voyait. Leurs éclats orangés, leurs crépitements impatients, leurs grondements sourds. Mais, de Lena, nulle trace. Elle avait beau s'agiter, écarter les pans de la foule en furie, la petite fille demeurait introuvable.

— Lena ! hurlait-elle en tournant sur elle-même. Lena ! Montre-toi !

Là, de temps à autre, le sourire édenté de la défunte daignait apparaître. Mais, cette nuit-là, ses appels restèrent sans réponse et elle sentit sa voix se briser alors qu'elle continuait à s'égosiller et que sa vision se faisait floue.

— Lena !

Helga s'éveilla en murmurant son prénom dans la noirceur de la nuit, seuls les mugissements du vent daignant dialoguer avec elle tandis qu'elle se redressait sur sa couche, sa chemise collée à sa peau par la sueur et son cœur battant à vive allure, si fort qu'elle voyait les courbes de sa poitrine se soulever au rythme saccadé de ses impulsions. Difficilement, elle s'extirpa de la peau de mouton dans laquelle elle était enroulée, la rajusta sur les corps endormis de ses parents, enviant leurs respirations profondes, et posa ses pieds nus sur le sol glacé, le contraste entre la morsure du froid et la moiteur de ses membres la faisant frissonner.

Au-dessus du matelas de paille grossièrement surélevé sur des planches de bois, la toile dissimulant la vue de l'intérieur aux passants continuait à se soumettre au vent et épousait avec une régularité douteuse les contours de la percée, brisant la quiétude nocturne de ses claquements hésitants. Ses ondulations fascinèrent un instant Helga qui, pour le simple besoin de se sentir en contrôle, approcha sa main de l'ouverture, fit flamber, dans le creux de sa paume, quelques flammes bleutées qui, au souffle généré par le mouvement du tissu s'évanouirent aussitôt, ne laissant à la jeune femme que l'odeur de la fumée et la délicieuse chaleur des lignes de sa main.

— J'peux l'faire, Lena, tu vois, murmura-t-elle en se levant, martyrisant un peu plus ses pieds pour rejoindre la porte d'entrée, derrière laquelle son jupon et sa cape de bure étaient suspendus. Y verront bien, les autres, que j'laisserai plus jamais ça arriver.

Toute à la naïveté de ses promesses, elle fit passer au jupon l'arc de ses hanches et le noua autour de sa taille. Le temps d'attacher puis de rabattre le capuchon de sa cape et elle quittait la maison, avisant à l'inclinaison des astres de combien de temps elle disposait avant que le soleil ne trahisse ses insomnies.

Δ

Helga était accoutumée à traverser le village de nuit. Quand ce n'était pas pour prêter main forte à son père, guérisseur sorcier du village, c'était pour son propre plaisir qu'elle se faisait ombre, glissant dans les rues avec la fluidité des nuages dans le ciel, empruntant toujours le même chemin, celui qui partait du puits, s'immisçait entre les masures de Talleas Le Grand et du forgeron, et conduisait au flanc de la colline. En haut de celle-ci, on pouvait, de plein jour, observer toute la vallée, depuis son creux verdoyant sillonné par une rivière jusqu'à l'étrange jeu de miroir auquel s'adonnaient son village, maladroitement accroché à la terre du côté nord, et le manoir de Greenbriar, gracieuse silhouette baignée de soleil au sud.

Lorsqu'Helga atteignit le rocher qui lui servait de point de repère dans l'obscurité, elle s'assit délicatement dessus, resserrant machinalement les pans de sa cape autour d'elle, bien que la fraîcheur de l'air soit encore raisonnable pour l'époque. Sur ses joues rosies par l'effort semblaient se refléter les lueurs lointaines qui trouaient les murailles de la riche propriété et elle ne put s'empêcher de soupirer en se demandant si la fameuse compétition, à laquelle tous les jeunes sorciers du village avaient rêvé de participer sans jamais y être conviés, avait d'ores et déjà débutée.

Avec un sourire à la frontière de la nostalgie et de l'amertume, elle se remémora les prémisses de son amitié avec Barnabé, alors qu'elle se moquait de son envie de posséder une baguette, la meilleure qui soit, avait-il coutume de dire en ramassant une branche sur le sol et en lui chatouillant le cou avec. Riant, tant du fait de la sensibilité de son épiderme que de l'absurdité que constituait pour elle ce rêve, ces discussions rêveuses finissaient toujours par une course-poursuite à travers le village qu'Helga ne manquait jamais de perdre.

À tâtons, elle s'agenouilla au sol et enfouit ses doigts dans les herbes folles, à la recherche d'un bâton quelconque. Celui qu'elle ramassa était bien trop épais pour ressembler aux baguettes sur lesquelles son ami fantasmait tant, mais elle ne le brandit pas moins haut devant elle en s'imaginant grande magicienne, transformant tout son village pour le rendre si majestueux que mêmes les nobliaux d'en face en délaisseraient leurs chers murs pour leur prêter enfin une once d'attention.

Elle abaissa son artefact de fortune en reportant son regard sur les petites perles brillantes qui maintenaient à son bon souvenir la présence de Greenbriar. Elle les voyait si bien... Nul doute qu'eux aussi avaient dû la voir, cette massive colonne de fumée noire ; peut-être même avaient-ils senti cette entêtante, écœurante, odeur de chair brûlée qui emportait avec elle les restes du sourire innocent de Lena.

Et pourtant... Pourtant ils n'avaient pas daigné faire montre du moindre soutien à leur égard. S'il avait pu lire dans ses pensées, Talleas aurait dit qu'ils se fichaient qu'ils finissent brûlés sur des bûchers dressés contre leur condition toute entière. Helga, elle, préférait penser qu'ils ignoraient tout simplement leur existence. Ce qui relevait d'une douce ironie quand on savait que Greenbriar, sa richesse et ses festivités étaient tout ce dont eux rêvaient. Les petits garçons, à l'instar de Barnabé, se demandaient quand donc ils pourraient posséder une véritable baguette magique et prendre part au légendaire tournoi de l'automne ; les fillettes, comme elle autrefois, rêvaient quant à elles des robes aux soyeuses étoffes que leur décrivaient leurs mères, dont le plus grand regret paraissait être d'avoir épousé un villageois et non l'un de ces pimpants sorciers qu'elles inventaient au gré de leurs histoires du soir.

Sentant toujours le vulgaire bâton serré dans le creux de sa paume, elle le fit passer d'une main à l'autre, se rendant soudain compte de la facilité avec laquelle elle pourrait manier la magie s'il avait réellement s'agit d'une baguette. Ses yeux s'humidifièrent quand elle pensa à la facilité avec laquelle Lena aurait pu manier la magie si elle avait eu suffisamment de ressources pour lui en procurer une. Les inquiétudes de Tommy s'imposèrent à elle alors qu'elle envoyait au loin ce bâton qui aurait pu servir à tant de choses. Si j'pouvais t'en trouver une, Tommy... pensa-t-elle. J'te promets qu'j'te la donnerais.

Aussi alerte qu'un papillon de nuit, le regard d'Helga fut de nouveau attiré par les fenêtres illuminées de Greenbriar et, d'une crispation des poings, sa décision fut prise. Elle n'aurait besoin que de quelques jours, elle en était convaincue. Deux pour traverser la vallée, un pour trouver de l'aide, un dernier pour revenir, en croupe du cheval de qui se dévouerait pour l'accompagner.

Préparer son excursion ne fut pas très long. Elle se contenta de voler un peu de pain dans le menu garde-manger de ses parents, chercha en vain une arme assez solide pour se défendre mais finit par abandonner, jugeant que ses mains et ce qu'elle parvenait à leur faire produire suffiraient, puis s'introduisit à pas de loups dans la maison de la famille de Tommy. Elle le réveilla avec douceur, s'amusant un instant de sa bouille endormie avant de lui souffler :

— J'ai une grand'nouvelle pour toi, Tommy.

Les yeux du petit garçon se firent aussitôt plus vifs.

— J'vais aller t'chercher une baguette. Une vraie de vraie. Comme ça tu verras bien que tu seras toujours protégé.

Elle posa un doigt sur ses lèves pour l'empêcher de répondre.

— Mais faut qu'tu le dises à personne, d'accord ? C'est un secret rien que pour toi. Si on te demande où je suis, tu diras qu'j'suis partie visiter l'autre côté d'la vallée.

Tommy hocha lentement la tête, lui signifiant qu'il avait compris, puis, sous ses recommandations, se rendormit sans faire d'histoire. Bien, se dit Helga. Les autres comprendront c'que j'suis partie faire, y a pas de doute. Faut plus que les convaincre que j'avais raison et avoir quelque chose à donner à Tommy en rev'nant.

S'accrochant à ses espoirs comme un pendu à son dernier souffle, elle quitta le village et s'aventura dans les ténèbres de la vallée, bien plus loin qu'elle et Barnabé avaient jamais osé aller, alors que le soleil s'élevait doucement à sa gauche.

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