Chapitre 30

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"J'ouvris la porte. Mon père avait sûrement dû s'enfermer dans son bureau, comme d'habitude quand il n'était pas dans les vignes, les bottes pleines de terres, ou en négociations à Nantes ou à Paris pour ses tonneaux, dans ses beaux habits. C'étaient ses trois activités obligatoires pour maintenir notre train de vie. Il faisait rarement quelque chose d'autre, un loisir, s'entend."

"J'allai donc frapper, et il me dit d'entrer. Quand il me vit, il leva un sourcil ironique.

'Je vois que tu es plus sensée que ton père, déclara-t-il en rapportant ses yeux sur ses papiers.

-Plus sensée que n'importe qui d'autre dans cette maison, rectifiai-je.

-Je vois. Assieds-toi.'

Il m'indiqua un siège, et je lui obéis. Nous n'entrions dans son bureau qu'en cas de force majeure."

"Il attendit que j'eus arrangé les plis de ma robe, très digne, avant de m'interroger:

'Que t'a dit d'Armence pour que tu t'inquiètes tant?

-Qu'il était apparenté aux d'Arcourt.

-Je comprends que d'Armence ne t'ait pas vraiment laissé de bons souvenirs, mais...

-C'est une branche dont ils ont honte, chez lui. Ils sont ruinés. Il n'a courtisé Lorelei que pour se refaire.

-C'est ce qu'il t'a dit?

-C'est ce que je suppose.'

Mon père n'ajouta rien. Il rassembla sa paperasse et et la rangea dans l'un de ses tiroirs.

'En as-tu parlé à ta soeur? finit-il par me demander.

-Pas qu'il était ruiné.

-Que lui as-tu dit, exactement?

-Que Leroy valait beaucoup mieux que son bellâtre qui la faisait attendre comme une idiote depuis des mois alors qu'il lui avait fait une promesse.

-Il lui avait promis de l'épouser?

-Je crois que je n'avais pas le droit de le dire.

-La langue de bois ne sert à rien dans ces cas-là, Iris. Mais ton cousin m'avait pourtant certifié...

-Comme je l'ai dit à Maman, Maël serait prêt à se renier lui-même pour nous faire plaisir. Mais si vous voulez vraiment savoir, je crois que j'ai fait allusion à ma méfiance envers d'Arcourt dans une de mes lettres.

-Crois-tu vraiment qu'il s'agisse du bon moment pour lui dire qu'il s'est trompé?

-Une fois de plus ou de moins...

-Iris!'

J'étais allée trop loin. Il me fixait sévèrement, et je n'échappai pas à la morale paternelle.

'Crois bien que ton cousin doit amèrement regretter de s'être engagé sur un coup de tête à l'heure qu'il est! La guerre est loin d'être une partie de plaisir!

-Je sais, j'ai vu d'Armence et Leroy...

-Tu n'as rien vu! Et je prie pour que tu n'aies jamais à rien voir. Ni qui que ce soit d'autre, d'ailleurs.'

Nous revenions à la situation initiale. Moi voulant des réponses et jouant à 'Madame-je-sais-tout', et mon père prétendant connaître beaucoup de choses sans vouloir me les confier."

La vieille dame soupira; Théophile devina que le souvenir la lassait. Elle reprit:

"Il nous cachait tout ce qu'il avait vécu pour nous protéger, sans doute, et pour protéger la vision encore si pure que nous avions de ce monde. Il avait vu bien pire. Je vous ai parlé des Noyades de Nantes, il me semble.

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant