Le Voyage

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L'étrave du bateau fend la surface lisse de l'eau. Il progresse lentement, dans un mouvement uniforme, seul au milieu de l'immense étendue d'eau calme. Les rides qu'il crée dans son sillage viennent, seules, donner un peu de relief à toute cette planitude.

Le paquebot glisse en silence sous la coupe bleutée du ciel nocturne comme une coquille sur une mer d'huile. En l'absence de nuages, les étoiles sont visibles, myriades de points lumineux au milieu de la nuit ; au loin, l'horizon se délave et laisse place à une ligne plus claire, annonciatrice de l'aube.

Un jeune homme est accoudé à la passerelle. Sa silhouette immobile se découpe contre le paysage marin plongé dans l'obscurité, faiblement éclairée par la lumière oscillante des lampions suspendus au-dessus du pont. Une brise nocturne vient ébouriffer ses cheveux noirs et froisser le tissu de ses vêtements. Son regard traîne sur l'eau sombre qui clapote contre la coque, puis remonte, lentement, s'égare dans le lointain. Une voix s'élève soudain, vient rompre ce tableau de solitude :

- Excusez-moi ?

Il se retourne. Une femme se tient à la jonction de la passerelle et de la proue ; son hésitation se trahit dans la raideur son maintien, dans le sourire incertain qu'elle se compose. Elle semble lire de la bienveillance dans l'attitude de l'homme, car elle s'avance pour reprendre, un peu plus bas :

- Ça fait longtemps que vous êtes ici ?

Un simple haussement d'épaules lui répond, mais elle n'en prend pas offense. Elle s'approche pour se tenir à côté du jeune homme et se joint à sa contemplation silencieuse. Pendant quelques instants, elle n'ose rien dire ; c'est une jeune femme au teint pâle, livide même, et elle resserre nerveusement autour de son corps mince les pans de son gilet. Le soir est paisible, mais quelque chose semble la déranger.

- Je m'appelle Angélique, dit-elle tout à coup.

- Noah, répond simplement l'homme.

- Noah, répète-t-elle lentement, songeuse, comme si elle réfléchissait à ses prochaines paroles. Où avez-vous embarqué ?

Elle l'observe avec attention, détaille les changements infimes qui se font dans son expression. Il ne répond pas, mais ses sourcils légèrement froncés, son regard vitreux et la moue contrariée qui joue sur ses lèvres parlent pour lui.

- Vous ne savez pas ? insiste la jeune femme.

- Et vous ? esquive Noah.

- Moi non plus.

Un infime soupir lui échappe alors qu'elle pose ses doigts fins sur la rampe métallique et se penche contre la rambarde. L'eau sombre semble presque se confondre avec la coque du bateau ; mais là-bas, à l'horizon, les vagues reflètent les lueurs pâles de l'aube. Angélique se détourne finalement de la mer :

- Je ne sais pas comment je suis arrivée ici. Je suis à peu près sûre de ne jamais avoir réservé de croisière...

- Je n'en sais pas plus que vous, marmonne Noah en s'écartant du bastingage. J'ai l'impression d'être ici depuis une éternité, mais je n'ai pas souvenir d'avoir embarqué où que ce soit.

Angélique se rapproche de lui, ses grands yeux bleus noyés d'angoisse, et lui murmure :

- Vous croyez qu'on a été enlevés ?

- Je ne vois pas qui voudrait m'enlever, ni pourquoi, rétorque Noah. Peut-être qu'en réalité, on est dans un coin d'une boîte obscure, en train de vivre le bad trip le plus vivide qu'on ait jamais eu.

- Ce n'est pas mon genre du tout, proteste Angélique en croisant les bras. Je ne sors pas en boîte de nuit. Et je ne pense pas que ceci (elle hausse la voix sur le démonstratif, qui semble résonner entre l'eau calme et la voûte céleste) soit un délire de quelque sorte que ce soit. C'est bien réel.

Le VoyageWhere stories live. Discover now