Chapitre 44

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Surprise par son irruption soudaine et le ton virulent dont il vient de faire preuve, je suis Luc à l'extérieur de la salle, en me demandant ce qui a bien pu le mettre dans cet état. Une fois dans le couloir, je le vois faire les cents pas en portant ses mains à son visage, comme pour essayer de se maîtriser ou pour s'assurer qu'il ne rêve pas. De temps à autre il me jette un coup d'oeil, et chaque fois qu'il pose son regard sur moi, je vois ses pupilles prendre une teinte plus sombre, presque noire.

Il faut croire que c'est moi, la raison de sa colère

J'essaye de me faire toute petite, et j'attend patiemment, le dos collé au mur, qu'il veuille bien me dire ce que j'ai fait. Même si j'en ai une petite idée. Mais c'est impossible, ça ne peut pas être ça... Après tout, comment pourrait-il être au courant ? Je n'en sais rien. En tout cas, une chose est sûre, il est furieux.

Et quand il finit d'arpenter encore et encore la même portion de couloir et qu'il revient se planter devant moi, j'en mesure réellement l'ampleur. Un peu plus et de l'écume sortirait de ses lèvres alors qu'il avance vers moi, et qu'il me brandit sous le nez une pile de papier:

- Tu peux m'expliquer ce qui t'es passé par la tête ? hurle-t-il en me balançant son tas de feuille, comme si je savais pertinemment de quoi il parle.

Les sourcils froncés, je rattrape au vol ce qu'il m'a lancé, et commence à découvrir les différents feuillets. Lorsque je comprend enfin de quoi il s'agit, je lève les yeux dans sa direction et lui souris, persuadée qu'il me jouait la comédie:

- Oh ! Tu as décidé de te faire émanciper ? Mais c'est formidable...

Ma voix s'éteint doucement, en comprenant que, visiblement, ce n'est pas si génial que ça.

- Non, c'est pas formidable, Jamie. Loin de là ! L'initiative ne vient pas de moi. Figure-toi que, alors que j'étais tranquillement en train de me rendre à mon cours de math avancés, l'avocat de mes parents s'est pointé. Et il m'a tendu ça, en me disant que, puisque j'étais si malheureux d'avoir des parents comme les miens, ils avaient décidé de me rendre ma liberté. Sur le coup j'ai pas compris... Alors j'ai pris mon courage à deux mains, et j'ai appelé mon père. Ça été bref, comme tu peux l'imaginer. Il m'a dit que l'avocat m'avait tout dit, mais que la prochaine fois que je voulais régler mes comptes, inutile d'envoyer mon chien de garde, je n'avais qu'à parler moi-même. 

Il porte l'index à ses lèvres et me dit, ironique au possible:

- J'ai commencé à réfléchir. Mon chien de garde ? Mais qui ça peut bien être ? Jamie ? Non, impossible. Ma meilleure amie n'oserait jamais aller enguirlander mon père, elle se douterait forcément du tord que ça me causerait...

- Luc, écoute, je...

- Non, c'est toi qui va m'écouter. Je ne sais pas à quoi tu pensais... Et même si j'ose espérer que tu as agis dans mon intérêt, tu as sacrément merdé, Jam' ! En allant voir mon père, tu ne m'as pas aidé ! Pas du tout. A cause de toi, ils veulent que je me fasse émanciper. Regarde bien les pages... Ils les ont déjà signées ! Ils ont tiré un trait sur moi, sur leur fils ! Par ta faute ! Tu te rends compte de ce que ça veut dire ? 

Honteuse, je n'ose pas admettre que je ne vois pas vraiment où est le problème. Il est enfin libéré de l'emprise de ses parents. Il devrait être satisfait, je ne comprends pas pourquoi il s'emporte ainsi. S'il a vraiment retrouvé sa liberté grâce à moi, il devrait plutôt me remercier, non?

- Bon puisque je vois que tu ne comprends rien, je vais t'expliquer. Si je signe ces papiers, je ne serai officiellement plus sous leur responsabilité. Tu saisis ? Je suis à la rue ! Sans argent. Sans travail. Sans moyen de transport. Parce que oui, bien entendu, ils vont me reprendre ma voiture. Qui n'était déjà à la base qu'un prêt. Putain, Jamie ! Tout ce que j'avais à faire, c'était tenir encore un an, avant de pouvoir me barrer de chez eux et vivre ma vie. Mais pour ça, il me fallait absolument une bourse. Et étant donné le fait que, à partir de maintenant, je vais devoir travailler pour survivre, ça me paraît compliqué.

Sa voix éraillée trahi les larmes qu'il peine à contenir quand il ajoute, dans un souffle:
- Félicitations, Jamie. Tu as foutu ma vie en l'air... J'espère que tu es satisfaite.

Merde. Il dramatise, là ? Oui... c'est forcément ça. 

- Attend. Peut-être que tu t'inquiètes pour rien. Ils ne vont peut-être pas te couper les vivres... 

- J'ai déjà vérifié, mes comptes sont vides, me coupe-t-il.

- Et puis, je suis sûre que tu vas trouver un moyen de financer ta scolarité à Twin Cities. Ce n'est pas comme si c'était Harvard, ou Yale...

- Je ne vais pas à Twin Cities ! Jamie ! lâche-t-il, excédé, en se pinçant l'arrête du nez.

La bouche grande ouverte, je plaque ma main sur le mur dans mon dos pour essayer de garder l'équilibre. Qu'est-ce qu'il me raconte, là ? On a décidé ensemble, il y a trois ans, qu'on irait dans la même fac, coûte que coûte. Et aujourd'hui, il m'annonce ça comme ça. Sorti de nulle part ?

- C'est toi qui as décidé qu'on irait là-haut, pas moi ! Alors oui, on s'est fait une promesse en entrant au lycée. Mais on s'était aussi promis de ne jamais commencer une série à deux pour la regarder seuls ensuite. On s'était juré de ne jamais louper une rétrospective de Star Wars, et devine quoi ? On en a manqué une dizaine ! Ce n'était que des paroles en l'air, bien sûr j'aurais aimé qu'on aille au même endroit, mais je n'ai pas le choix. Il faut que je me donne les meilleurs chances d'avenir.

- Et tu comptais me dire ça quand ? m'emporté-je.

Je sais que la colère n'est pas la réponse adéquate à ses paroles, mais je n'y peux rien. Ce qu'il vient de me dire m'anéanti. Depuis le départ, je m'étais convaincue que nous finirions notre cursus ensemble. Et même si je m'habituais tout doucement à la possibilité d'évoluer dans deux cercles sociaux différents, le fait de l'avoir toujours près de moi me rassurait et me confortait dans l'idée que tout irait bien.

Mais là, son annonce me fait l'effet d'une bombe qui emporterait tous les débris de ma vie dans la déflagration. Alors je sais que je devrais probablement l'inciter à poursuivre ses rêves et à viser toujours plus haut, pour lui, pour son bien-être et pour s'assurer un avenir plus heureux que s'il restait dans le giron de ses parents. Mais j'en suis parfaitement incapable. J'ai le sentiment que le sol vient de s'ouvrir sous mes pieds, et je ne sais pas comment réagir autrement que par la panique et l'agressivité. 

- Je voulais te le dire. A plusieurs reprises, mais j'avais peur de ta réaction. Peur que tu t'emportes, comme tu es en train de le faire. Parce que, si j'étais persuadé la Jamie que j'ai toujours connu m'aurait soutenu dans mon choix, aujourd'hui, je n'en suis plus si sûr.

Sa voix se brise sur ces derniers mots et, la tête basse, il ajoute:

- Depuis que tu t'es mis toute cette histoire de liste en tête, je ne te reconnais plus. Tu es obsédée par Madison, Shawn, ta popularité et ce que les autres pensent de toi. Il n'y a plus que ça qui compte à tes yeux, et moi, je ne fais même plus parti du décor. Tu t'es monté la tête avec tout ce délire de justicière, tu prétend vouloir aider les autres à se libérer de Madison, mais tu n'es même pas crédible ! Tu t'es vue ces derniers temps ? Ton attitude au match ? Les photos sur le groupe ? La page Facebook ? Les affiches ? Tout ça, c'était gratuit et mesquin. Tu sais, je t'ai soutenu quand tu ne faisais que lui répondre, mais tout ça, je ne peux pas le cautionner...

J'ai le sentiment que les mots qui sortent de sa bouche lui brûlaient la langue depuis un moment déjà. Et il n'a pas tout à fait tord, surtout quand il dit qu'il ne fait plus parti du décor. Entre ses absences et mes secrets, on s'est éloignés. J'espérais qu'il ne s'agissait que d'une phase, mais il y a quelque chose dans le ton de sa voix qui semble presque irrévocable. En particulier lorsqu'il relève les yeux dans ma direction, et que tout ce que j'y lis, c'est de la déception:

 - Le plus triste, c'est que je suis sûr que tu ne t'en rends même pas compte ! Mais tu es devenue pire qu'elle. Et ce que tu fais avec elle, c'est du harcèlement ! Elle s'est fait larguer par Cooper, elle est déjà au trente-sixième dessous, et toi tu continues à t'acharner sur elle... Tu sais, elle au moins, c'était une garce, on savait à quoi s'en tenir. Mais toi, sous tes airs de gentille fille, tu es devenue plus méprisable encore, lâche-t-il finalement avant de s'éloigner d'un pas rageur.

Une fois seule, je me laisse glisser le long du mur et une fois au sol, je prends ma tête entre mes mains. J'ai l'impression d'être dans un mauvais rêve. Un cauchemar où tout ce qui comptait pour moi m'aurait été retiré, et les seules choses auxquelles j'aspirais m'auraient finalement déçue.

Bordel. Mais qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai tout gâché. 

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