Elle était incapable de détacher ses yeux de l'horloge. En ça, elle n'était qu'une adolescente parmi les autres, obnubilés par le temps qui passe et le désir profond de prendre leurs jambes à leur cou dès la toute première sonnerie pour rentrer chez eux, quitter ces murs sinistres qui sentaient le citron chimique et profiter d'un bon repas chaud en famille. À l'exception près qu'elle aurait fracturé le continuum du temps, là, tout de suite si elle en avait eu le pouvoir. Elle aurait tout donné, du moins presque tout, pour que les sables du temps ne s'écoulent plus et lui offrent du répit. Tout pour que cette journée ne finisse jamais. Car ce soir, elle allait mourir.
Un léger bruissement commençait à se faire entendre dans la salle de classe à mesure que l'aiguille approchait de l'heure fatidique. Les plus organisés, qui, par un hasard pas tout à fait remarquable, étaient également les plus pressés, rassemblaient déjà leurs affaires au ralenti pour se faire les plus discrets possibles. Madame Well n'était pas dupe. Elle ne l'avait jamais été. Elle savait pertinemment ce qui se tramait dans son dos. Elle sentait l'excitation de ses élèves, presque palpable, qui remplissait l'air et le rendait dense, chargé d'une électricité alourdissante. Elle savait aussi que cette agitation gravitait autour d'un élément neutre, enraciné au milieu de la classe, le noyau de ces électrons affolés, appesanti de sombres pensées qui hérissèrent le duvet de son dos. Interrompant son geste, elle pivota lentement, laissant ses yeux la précéder pendant que sa craie continuait d'écrire dans le vide. Le brouhaha se dissipa quand Madame Well fit face à la classe. Les regards se baissaient, les uns après les autres. Tous, sauf un.
Les yeux écarquillés de Marlène, la petite Marlène dont les notes ne faisaient que chuter depuis quelques mois, s'étaient posés sur elle, l'avaient agrippée comme pour ne plus jamais la lâcher. Madame Well fut prise d'un vertige, happée au fond d'un gouffre froid et humide. Le temps sembla suspendre son vol et quelque chose – une connexion, un lien télépathique s'était établi entre elles. Elle était persuadée d'avoir entendu Marlène la supplier, là, tout au fond de son gouffre, dans les profondeurs de son esprit. Une complainte qui résonnait encore dans sa boîte crânienne. Aidez-moi, je ne veux pas mourir ce soir.
Et puis, en une fraction de seconde, la sonnerie stridente retentit dans tout l'établissement et la fit sursauter, du haut de son estrade. Elle avait probablement rêvé. Après tout, les restes sucrés de l'anniversaire de son fils l'attendaient ce soir, et c'était tout ce qui comptait.
Marlène avait péniblement rassemblé ses affaires au beau milieu du flux migratoire de ses camarades. Enfin, camarades était un bien grand mot. Personne ne l'attendait, personne n'avait remarqué qu'elle allait mal, personne, hormis peut-être Madame Well frappée d'un éclair furtif de lucidité, n'avait su lire la terreur dans ses yeux. Elle pouvait tout aussi bien mourir maintenant. Après tout, quelle différence cela ferait-il ? Aucune. Oui. Aucune.
Cela faisait dix ans maintenant, dix longues années qu'elle avait conscience de sa mortalité précoce. Une décennie que cette prophétie n'avait de cesse de se rappeler à son bon souvenir. Elle allait mourir ce soir, dans la nuit froide et pluvieuse. La prophétie s'était simplement bien gardée de lui indiquer plus de détails.
Traînant des pieds dans les couloirs du collège Saint-Sébastien, Marlène repensait à cette vieille dame croisée au hasard d'une promenade dans les Baux de Provence qui sembla lire le chaos dans ses yeux, et s'en éloigna terrorisée en marmonnant des mots en une langue que Marlène n'avait jamais entendue. Elle n'avait que cinq ans, et même si elle avait d'abord assimilé la vieille dame à une sorcière, ne pas faire l'objet de compliments – comme cela fut le cas de ses frères et soeurs – l'avait vexée, au fond. Et surtout, elle s'était sentie adulte sous le regard aiguisé de la dame. Elle n'avait pas apprécié. Cela faisait des années qu'elle ne pouvait décemment plus se considérer comme une enfant, mais elle aurait préféré le rester le plus longtemps possible aux yeux des adultes. José, son ami de toujours, l'avait rassurée comme il avait pu.
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Ce soir
Short StoryMarlène n'a aucune envie de voir sa journée se terminer, car ce soir, elle va mourir.