Les lumières dansaient entre les voiles brumeux qui couvraient le ciel. Les lumières, et la musique jaillissant de l'ombre, attirèrent son attention.
Carmen rêvait d'une fête qui bercerait ses humeurs dans ses vapes de joie. Elle songeait à l'ivresse heureuse qui saisirait ses peurs, les transformant en feux pastels, colorant le ciel nocturne pour libérer son cœur. Carmen voulait, en entendant au loin la clameur d'une fanfare espagnole, se fondre entre les notes aiguës et pleines d'une fièvre folle qui faisait battre ses tempes comme la peau étirée d'un large tambour. Elle souhaitait faire partie de ce monde, de chaleur et de lumière, qui abreuvait d'extase les êtres déboussolés qui valsaient entre ses limbes scintillantes.
Carmen rêvait de trouver la lumière. Elle qui ne connaissait que la nuit et son parfum humide qui flottait le long des quais délaissés. Elle savait sur le bout de ses doigts les milles chansons qui s'échappaient des bars, et la mélancolie silencieuse des rues abandonnées à l'odeur de crasse et d'oubli. Elle avait traversé cent fois sa ville dans la pénombre du jour, goûté ce calme mortel qui plainait sur ces gens aux visages froids. Elle avait croisé beaucoup trop de passants, les yeux vides et le cœur dégoulinant de solitude, elle avait presque cru devenir à son tour comme eux : un fantôme sans saveur, qui déambule le soir entre la vie et le désespoir.
Elle plongeait dans ses ténèbres, Carmen, se laissant sombrer sans se débattre. Elle se perdait dans le flou de son cœur. Emprisonnant ses sentiments dans une cage d'argent, elle regardait passer le temps, immobile sur le rebord du monde.
Et cette nuit-là, alors qu'elle promenait son malheur sur les quais du Guadalquivir, elle quitta son absence pour observer les feux au loin. Elle écouta ces voix chanter à l'unissons dans la brume nocturne, elle se fondit dans cette joie qui réveilla en elle une chaleur orpheline. Une chaleur qu'elle ne connaissait pas. Une chaleur qu'elle ne comprenait pas. Une chaleur qu'elle aimait déjà.
C'était comme si la lumière du jour l'avait enfin retrouvée. C'était comme si, brusquement, l'épaisseur du soir s'était évaporé, la laisser respirer. C'était comme si, la fête venait de lui ouvrir les bras, l'invitant à participer à cette danse endiablée.
Carmen s'approcha du balcon, accompagnée par ces autres qu'elle ne voyait plus, qui se pressaient contre la barrière, qui s'agitaient avec euphorie. Elle posa ses mains contre la pierre froide et elle regarda au loin, ignorant l'effusion de joie qui se propageait tout autour d'elle. Elle n'était plus là, debout au bord du fleuve, la tête levée vers l'horizon. Elle était là-bas, avec les troubadours et leur lumière.
Carmen ferma les yeux. Ici, elle avait la ville et ses chants macabres, la pluie d'oubli qui recouvrait les rues débordantes de mélancolie. Elle avait le silence et l'absence du quotidien qui berçaient son cœur, lorsqu'il était trop lour, lorsqu'il s'apprêtait à exploser de chagrin. Ici, il y avait son amant, un homme attachant, si ennuyant. Ici, il y avait une part d'elle-même, des bribes de son passé tourmenté qui parcourait les quais avec torpeur. Il y avait tout ce qu'elle avait été, tout ce qu'elle ne voulait plus être. Il y avait ses peurs, ses colères, ses misères, ses erreurs, et dans le coin des ruelles détrempées, ses espoirs brisés par la folle solitude qui l'oppressait, la retenait, la broyait dans ses caresses. Et surtout, ici, il y avait la nuit, froide et humide, qui la noyait dans l'ombre, abreuvant de silence ses ténèbres grandissantes.
Elle devait s'échapper. Elle devait fuir cette femme débordante de noirceur, qui l'observait avec effroi dans le reflet du miroir. Elle devait briser cette image avant qu'elle ne devienne réalité. Elle devait quitter ce quai, cette ville, cet univers nocturne et plonger dans le vrai. Elle devait se retrouver, se prendre la main et courir loin de ses malheurs. Elle devait rejoindre la fête, s'ouvrir à la lumière et devenir une autre.
Devenir le soleil qui consumerait ses nuits. Le soleil, sublime ampoule qui ne s'éteindrait jamais.
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Carmen - Le Théâtre Ambulant
Short StoryLes lumières colorées qui déchiraient le ciel nocturne ce soir-là, lui avaient soufflée la promesse d'une joie infinie, d'une fête éternelle. Les notes affolées qui s'échappaient de la fanfare l'avaient enivrée, berçant ses pleurs pour les tarir en...