Le Goût des Hommes

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Lorsqu'elle fut déposée devant ce couvent austère, sis au milieu d'une forêt d'ombres, et loin de toute civilisation, Lady Joude sentit sur son cœur un fardeau tel qu'elle en voulût plus que jamais à ses parents. Amère, elle refusa avec obstination de leur dire au revoir lorsqu'elle fut introduite auprès de la Mère Supérieure, un fantôme au visage roide et terreux, inflexible et bilieux, encadré par une guimpe jaunie.

La jeune femme daigna regarder la tristesse des yeux de sa mère, la satisfaction luire dans ceux de son père, et ne s'insurgea pas contre les paroles d'icelui. Elle se savait impuissante, force d'objecter en vain et de voir ses libertés réduites à peau de chagrin au fil des mois, jusqu'à être consignée dans sa chambre avec un précepteur ennuyeux comme la pierre, surveillée par une gouvernante exécrable, entourée, enfin, de livres ineptes dont on la forçait à s'abreuver.

« Les jeunes filles ont besoin d'une éducation religieuse et non de flâner par le jour, à la merci des hommes et de leurs promesses. Un jeune palefrenier a fait germer ces inepties dans son cœur encore tendre et malléable : une hérésie ! Je vous la confie donc, pour qu'elle apprenne une chose : qu'il n'y a qu'un seul amour sincère - celui envers le Seigneur qui nous guide - et que celui des hommes n'est rien, qu'il ne sert qu'à perpétuer l'espèce. Nul besoin d'amour pour poursuivre cette œuvre ! Il est important que ma fille se marie avec la conscience des intérêts de sa famille, qui n'en sont pas moins que les siens, et ceux des enfants qui naîtront de cette union. »

De la dignité, de l'humilité, voilà ce qu'il fallait enseigner à Lady Joude, et son père, noble déchu, endetté par les caprices d'une époque, comptait que sa fille, trésor convoité des hommes, épouse un bourgeois claudiquant et grassouillet, propriétaire de banques, pour sauver son honneur et son titre. Il incombait à cette sororité connue pour sa rigueur et sa discipline de faire en sorte que sa fille s'employât au destin familial.

Cet homme qui lui était destiné, elle avait fait sa rencontre à l'occasion d'un banquet sinistre ; il l'avait regardé comme un porc affamé sa pitance derrière une barrière, toute truffe dehors, et était venu jusqu'à elle pour s'introduire. Cet horrible sire lui avait touché le bras de ses doigts boudinés, à tel point qu'elle en avait frissonné, étouffé un sanglot, puis s'était enfermé dans sa chambre, en menaçant de mettre fin à ses jours, provoquant ainsi une hilarité qui fut, de la soirée, le pinacle absolu !

Lady Joude ressentit la même tristesse, la même douleur, lorsque la porte du couvent se referma derrière elle : la voilà plongée dans un monde silencieux, observée par une douzaine de sœurs qui portaient un costume sinistre. Elles la regardaient avec une joie tenue, avant que de se présenter tour à tour par un prénom. Malgré son prénom Bethany et le fait qu'elle ne s'engagerait pas comme sœur, elle fut appelée en son absence Sœur Souci : malheureuse d'être entre ces tristes murs, de l'aube jusqu'aux vêpres, personne ne voyait sur son visage d'ingénue l'esquisse d'un sourire, ni même dans son regard quelques lueurs d'espoir, celles qui naissent à l'évocation du Christ, celles qui, dans les prières, dévoilent les vitraux de l'âme.

Pourtant, il fut difficile, voire impossible, de reprocher quoi que ce fût à Bethany Joude : elle était docile en tout, consciencieuse assurément, répondait avec politesse sans que cela ne lui en coûtât. Enfin, elle se pliait avec dévotion aux rites du couvent sans mot dire, apprenait vite chacune des tâches qui régissaient cette vie autarcique, qu'il s'agisse de la confection des conserves, des repas, ou encore des vêtements. Et pourtant...

Bethany aurait aimé pouvoir s'épancher face à une fenêtre, diluer ses pensées dans l'horizon, mais la cime des arbres toujours se dressait devant elle comme un rempart ; il lui manquait un vent de liberté, qui l'emportât loin de cette prison monotone : on lui refusa l'écriture de ce roman qu'elle commença à broder d'une plume élégante. Et les jours, et les mois passèrent ainsi à se plier à des rites, des enseignements, des conversations, des repas silencieux, de sorte que Bethany se sentit dépérir, ne trouvant point, dans ses quelques rêves, cette lumière qu'elle espérait, une petite lueur qui ravivât sa flamme. En proie au désespoir, elle dérivait peu à peu sur le fleuve moiré de son imagination.

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⏰ Dernière mise à jour : Dec 29, 2018 ⏰

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