Chapitre 36

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"Je me souviens ensuite des vociférations de cette vieille mégère, dont le teint avait viré à l'écarlate, puis de ma mère qui m'avait traîné par le bras jusque chez nous. Quand nous rentrâmes en grand fracas au manoir, Lorelei accourut pour nous voir nous fâcher avec plus ou moins de violence.

'Vous venez de nous discréditer devant tous nos voisins! hurlait-elle. Êtes-vous fière de vous?

-Très fière! répondis-je sur le même ton. Je n'aurais pas supporté plus longtemps une personne aussi insupportable! Qui, à part vous, le peut, je me le demande!

-Et vous? Ne vous êtes-vous pas rendue compte de la manière dont vous vous êtes comportée ce matin? Vous avez anéanti toutes vos chances de vous trouver un mari ici!

-Peut-être est-ce parce que je ne veux pas me trouver de mari! Et surtout pas un mari comme le neveu de cette vieille sorcière!

-Surveille ton langage, Iris! J'ai décidément failli à toute ton éducation!

-Maman, intervint Lorelei, Madame de la Fridière n'est pas vraiment une personne très agréable...

-Si je vous ai accompagnée, c'était pour vous plaire! Pas pour me faire traiter d'épouvantail!

-Elle a fait cela? Vraiment?'

La mine choquée de ma soeur me confirma qu'elle avait abandonné toute animosité à mon égard.

'Et aussi que je ne trouverais personne pour m'épouser, ajoutai-je. Mais elle n'a pas tort sur ce point-là.

-Tu ne devrais pas dire cela. Tout le monde trouve chaussure à son pied.'

Je ricanai. Lorelei semblait avoir pitié de moi et de mon physique peu engageant.

'Sûrement, répliquai-je. Mais mon consentement serait une bonne chose à avoir pour commencer.

-Je vais devoir refaire ton éducation! annonça ma mère. Et elle commence cette après-midi.

-Impossible.'

Mon père devait nous regarder depuis un moment en se demandant quoi faire de moi, mais il venait de me sauver. Ma mère se tourna vers lui, bien décidée à lui tenir tête.

'Oh que si, c'est possible! Vous allez me la laisser cette après-midi, et tous les après-midi suivants, si vous voulez qu'elle ne finisse pas vieille fille! Car c'est à force de rester avec vous qu'elle a pris de très mauvaises habitudes!

-Je regrette, alors, mais elle va devoir prendre d'autres mauvaises habitudes jusqu'à la fin de la semaine. Je le lui ai promis, et on ne peut pas se défaire d'une promesse aussi facilement.'

Ma mère allait répliquer, mais mon père la coupa.

'Par contre, je ne la retiendrai pas toute la journée. Et nous avons passé un marché.'

Il me jeta un regard entendu, et je compris que je n'y échapperais pas si j'échouais encore une fois.

'Si je ne montre pas les qualités suffisantes pour que Papa me prenne en apprentissage comme il l'a fait pour Maël, je me vouerai totalement à la recherche d'un prétendant digne de ce nom, récitai-je en grimaçant.

-Cela vous convient-il?' s'assura mon père.

Ma mère hocha la tête et s'en alla sans un mot, me laissant seule avec les deux autres membres de ma famille.

'Qu'as-tu donc dit pour faire sortir Maman de ses gonds? s'étonna Lorelei en s'approchant de moi.

-Ce serait long à raconter, commençai-je. Disons que j'ai fait une remarque assez désagréable à propos de la masse considérable de Madame de la Fridière. Après maintes provocations de sa part, cela dit.'

Mon père leva un sourcil éloquent.

'Il est vrai que Madame de la Fridière n'a pas un caractère des plus accommodants.

-Deux fortes têtes dans la même pièce risquaient de faire des étincelles, Maman le savait, déclara Lorelei.

-À ses risques et périls.'"

"Après un repas dans une ambiance quelque peu tendue - cette habitude commençait à prendre racine depuis un bout de temps déjà - mon père m'emmena au pressoir et aux caves. Je ne savais pas que les locaux étaient si près du château; j'avais enfin une explication au va et vient incessant dans notre cour, et à l'interdiction de nos parents, plus jeunes, de nous aventurer au-delà des jardins."

" Je fis la connaissance d'Aurélien Juvier, le maître de chai, qui venait d'Auxerre. Un homme charmant, mais très à cheval sur l'organisation de son domaine. Toutes les personnes sous ses ordres devaient filer droit! Mon père lui vouait une entière confiance, et cela avait payé jusqu'ici. Quand on fournit la table du Louvre, on peut être sûr que le maître de chai fait bien son travail."

"Monsieur Juvier fut ravi de me montrer comment vérifier le processus de vinification, de me guider à travers les tonneaux, et même de me faire goûter deux vins de différentes cuvées. Mon père l'arrêta avant qu'il ne m'en propose un troisième. Je notai attentivement toutes les remarques qu'il faisait sur tous les éléments de son métier, et l'après-midi passa très vite. Quand nous revînmes, mon père nous fit passer par un chemin plus long, par les champs. Les ouvriers quittaient leur labeur, à ce moment, et nous étions au calme pour parler.

'Qu'as-tu dit à Madame de la Fridière? m'interrogea-t-il.

-Quelque chose de désagréable. Veuillez me pardonner, Papa.

-J'aimerais que tu me racontes la scène en détail.'

Je le fixai, méfiante. Il n'était pas dans son habitude de demander des potins. Je m'exécutai tout de même. Il m'écouta jusqu'au bout, et quand je finis, il eut un rire grave.

'Je suppose que je ne devrais pas dire cela, estima-t-il, mais je comprends que tu te sois braquée.

-Merci.

-Cependant, tu as compromis ton avenir marital et ton image dans la région, en tout cas auprès des femmes. Il est normal que ta mère en soit fâchée. C'est elle qui a fait ton éducation.

-Je ne pouvais pas la laisser m'insulter, et vous insulter, ainsi que notre famille!

-Tu parles comme ton cousin. Et comme moi quand j'avais votre âge.'

Il s'arrêta et je fis de même.

'Ne t'inquiète pas à propos de la réputation des Douarnez. Elle a connu bien pire que les commérages d'une vieille femme aigrie.'

Je le soupçonnais d'avoir un rapport avec cet épisode, mais je n'ai jamais eu davantage que ce qu'il voulut bien me dire."

"Ma mise à l'épreuve continua: le mercredi, je partis avec lui à Nantes pour rencontrer ses associés. Le jeudi, nous nous rendîmes encore une fois aux vignes car Monsieur Langlois avait détecté un champignon sur quelques pieds et qu'il fallait les déraciner avant qu'ils ne se répandît. J'aidai donc aux travaux et rentrai avec l'incapacité de tenir une aiguille. Je fus dispensée par conséquent de broderie mais eu droit à une leçon de maintien et de conversation, à laquelle je me pliai de bonne grâce pour ne pas devoir réitérer la torture le jour suivant."

Madame de Douarnez regarda la pendule et soupira.

"Vous resterez bien manger avec nous?"

Théophile leva les yeux de son cahier, surpris.

"En êtes-vous sûre?

-Puisque je vous le dis, le scribe.

-D'abord les douceurs, ensuite le repas... Bientôt, je serai nourri, logé et blanchi!

-Ne rêvez pas trop. Je dois finir cet épisode avant que vous ne partiez.

-Dans ce cas..."

Il commença à ranger son matériel, mais la vieille dame l'arrêta.

"Nous mangeons ici. Ce sera plus commode."

Marthe servit de la soupe et du poisson, mais Théophile ne retint pas leur goût. Après tout, Madame de Douarnez lui faisait une immense faveur.

Mémoires du Siècle Dernier, tome 1 : Le biographeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant