Petite Princesse Pourrie Gâtée

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La princesse est devant son miroir. Elle se coiffe. Elle ne sait pas qu'elle est une princesse. Le miroir est grand. Ses produits de beauté sont devant. Une crème dans un joli pot en verre, une collection d'ombres à paupières bien plus fournie que l'arc-en-ciel, différents fonds-de-teint pour pouvoir s'ajuster à son niveau de bronzage, un crayon khôl marron car le noir lui donne l'air trop sévère, un mascara dont elle n'a pas besoin car ses cils sont si épais qu'on dirait qu'elle en a même quand elle n'en met pas, six rouge à lèvres qu'elle choisit en fonction de son humeur. Et tout le reste : les boucles d'oreilles dans tous les styles et tous les coloris, les élastiques si nombreux que même en en cassant un par jour elle en aurait assez pour toute l'année, les barrettes simples, celles avec des fleurs, celles avec des nœuds, les multiples serre-tête qu'elle ne porte plus depuis qu'elle a passé l'âge, les sautoirs qu'elle n'utilise plus non plus et les chaînes discrètes qu'elle leur préfère à présent, puis les jolies boîtes en émail qui contiennent ses bagues, ses pendentifs, ses boucles d'oreilles, ses gourmettes. Voilà tout ce qui est posé sur la commode. Si on en décrivait l'intérieur, il faudrait parler des produits pour les cheveux, du sèche-cheveux, des sacs à mains, des parfums, et on n'en finirait pas.

Quant la princesse a fini de se coiffer, elle met ses boucles d'oreilles puis commence à se maquiller. Elle ne scrute pas sa collection d'ombres à paupières : elle prend directement sa préférée, et se l'applique directement avec le doigt, en moins de dix secondes. Puis un trait de crayon rapide, un peu de mascara, et voilà. Comme tous les jours, ceux de fêtes compris, l'affaire est bouclée en moins de cinq minutes. Comme tous les jours, ceux de fêtes compris, pas un centième de tout ce fatras n'aura servi. De toute façon, à quoi bon ? De toute façon, elle se trouve jolie. Si elle en faisait plus, elle ne verrait pas la différence. A quoi donc lui sert tout-ça ? Pourquoi, surtout, pourquoi a-t-elle tant de mal à l'idée de s'en séparer ? La princesse est devant son miroir. Elle a fini de se préparer, et pourtant elle continue de s'observer, perdue dans ses pensées. Elle s'observe, essayant de trouver dans son reflet une réponse. Est-ce vraiment elle ? Est-ce vraiment celle qu'elle restera ? Qui était-elle ? Que perd-elle ? Que deviendra-t-elle ?

La princesse, se regardant, réfléchit. Elle réfléchit à sa vie : celle qu'elle quitte et celle qui l'attend. La princesse, se regardant, réfléchir. Elle commence à comprendre qu'elle est une princesse. Le prince charmant a débarqué, et s'apprête à l'enlever. Mais est-elle prête à quitter son palais ? Pourquoi se sent-elle dépossédée ? Il n'y a pas de place sur le destrier, pour tous les bijoux, tous le maquillage, tous les chouchous et tous les joujous. Il n'y a pas de place sur le destrier pour toutes ces choses dont elle ne se sert quasiment pas de toute façon. A quoi donc lui sert tout-ça, si ça ne lui sert pas ? Que perd-elle ?

La princesse, observant son reflet, se plongeant dans l'infini de ses pensées, pense à l'infini. L'infini qu'elle perd justement. Cette illusion d'enfant, d'enfant collectionnant. Collectionnant plus de vêtements qu'elle ne pourra en porter en un an ou même en cinq, collectionnant plus de carnets qu'elle ne pourra en remplir en une vie, gardant les objets cassés ou dépareillés dans l'éventualité du jour où elle leur trouverait une nouvelle utilité, gardant les items qu'elle n'aime pas dans l'éventualité du jour où ils lui plairont de nouveau. Illusion d'enfant, qui croyait que la vie s'écoulant devant elle aurait assez de place pour cet infini. Petite princesse qui, à six ans, refusait d'utiliser ses plus jolies gommettes, craignant de les gâcher alors qu'une occasion à la hauteur de leur beauté ne s'était pas encore présentée. Même princesse qui, à seize ans, avait jeté les dites gommettes car que pourait-elle bien en faire à présent ? Comme elle avait jeté les gommettes, la princesse se devait à présent de jeter tout le reste.

Jeter, ou donner, pour ne pas gaspiller justement. Mais l'idée de gaspillage reste, encrée dans la tête de la princesse. Gaspillage : toutes ces choses qu'elle n'a pas utilisées, dont elle n'a pas su profiter. Maladie de princesse, princesse qui a trop de choses, bien trop de choses pour pouvoir les apprécier. La princesse se regarde dans le miroir et voit une princesse. Elle voit une princesse entourée d'un joli cadre doré de style baroque. Elle voit la petite princesse qu'elle était, recevant des cadeaux et ne sachant qu'en faire. Elle voit les carnets de coloriage qu'elle n'a jamais coloriés, et les livres qu'elle n'a jamais pris le temps de lire. Elle voit les jeux auxquels elle n'a jamais joué, et les habits qu'elle n'a presque jamais portés. Elle voit toutes ces choses qui dans son esprit avaient cependant quand même une fonction : une fonction d'attente, d'attente de cette occasion ou de cet état d'esprit qui finalement n'est jamais arrivé.

La petite princesse croyait. Elle croyait qu'elle avait le temps. Tout le temps du monde. La princesse qui se regarde a présent sait qu'elle a toujours bien du temps. La princesse qui se regarde a présent sait qu'elle a toujours bien du temps, mais peut-être mieux à faire de tout ce temps que de rester une princesse. Que sera-t-elle alors ? Que sera-t-elle sans toutes ses ressources pour se transformer ? Changer d'identité en changeant de costume et changer de talents en changeant d'activités, changer extérieurement pour changer intérieurement. A-t-elle vraiment jamais changé pourtant ? Le changement le plus radical reste celui qu'elle s'apprête à faire : changer sans possibilité de revenir en arrière. Partir. La princesse est terrifiée. Elle pourra toujours revenir, bien sûr. Elle pourra toujours revenir en arrière, d'une certaine manière. Mais, si elle part, si elle abandonne quelque chose, elle ne sera plus jamais la même ; elle ne sera plus une princesse.

C'est si facile de changer en gardant tout près de soi tout ce qu'il faut pour rebrousser chemin. C'est si réconfortant de vivre entourée d'un milliers de possibilités. C'est rassurant surtout. Rassurant. Cette sécurité offerte par les objets de son cocon. Je suis là si jamais tu as besoin de moi. Bien sûr, tu n'auras jamais besoin de moi, mais si par un infime hasard tu avais besoin de moi, je serai là. Un infiniment grand de possibles pour répondre à des probabilités de l'ordre de l'infiniment petit. Un jour, la princesse a voulu un pendentif mauve et a eu l'idée de le créer à partir d'une boucle d'oreille sans sœur qu'elle avait conservé trois ans avant. Un jour, la princesse a cassé un lacet et trouvé dans ses casiers une paire qu'elle avait gardés après que les chaussures qui les portaient ait périt d'usure. Un jour, la princesse est retombée sur un jeu d'origamis jamais utilisé et s'est soudain prise de passion pour lui. Un jour, la princesse s'est déguisée en sorcière et a enfin eu l'occasion de porter ce gilet en dentelle noire qu'elle n'avais jamais supporté. Combien d'exemples comme ceux-là ? Pas tant que ça. Juste quelques uns.

La princesse voit. Elle voit qu'elle ne sera plus elle-même. Elle voit qu'elle va abandonner tous ses biens, et elle est déchirée. Elle est meurtrie, elle se sent trahie. Trahie par elle-même. Elle qui était convaincue qu'elle n'accordait aucune importance à tout ça. Elle qui avait tant d'objets juste pour pouvoir les déprécier. Elle qui proclamait haut et fort que l'esprit primait sur la matière et que le bonheur était avant tout à l'intérieur de soi. Elle qui était convaincue de n'accorder aucune importance a tout ça, réalise a présent que peut-être ce n'est pas si vrai que ça. Elle voit qu'elle est une princesse. Elle voit que, quoi qu'elle en dise, en abandonnant ses biens c'est une part d'elle qui l'abandonne. Elle voit que, quoi qu'elle en pense, avoir été si gâtée a été constitutif de son identité. Elle sent qu'elle ressent quelque chose, et elle sait que ça n'a aucun sens. Elle sent le manque, le deuil, de tous ces trucs qu'elle sait bien pourtant n'avoir aucune importance. Elle sait que rien ne lui manquera et que pourtant quelque chose lui manquera. Elle est curieuse de la personne qu'elle deviendra. Et elle est dégoûtée de la personne qu'elle a été. Elle est dégoûtée d'être si touchée en réalisant juste qu'elle ne pourra pas tout emporter.

Eux. Les machins et les bidules. Eux qui ne servent à rien. Eux qui ont été perdus en tombant entre ces mains. Eux, fourbes trucs, ce sont mis à symboliser la vie telle qu'elle avait pensé qu'elle serait. Eux, fourbes trucs, ont fait des promesses à la petit princesse de quatre ans, de six, de dix, de seize, de vingt. Eux, fourbes trucs, s'éloigneront d'elle sans jamais avoir tenu leurs promesses. Eux, après tout, ne seront que des trucs. Et la vie, après tout, sera différente que la vie telle qu'elle l'avait pensée. Le vide deviendra le nouveau truc, la nouvelle promesse, le nouveau générateur de possibilité, la nouvelle source de choix. Le vide, qui, après-tout, est un infini lui aussi, et un infini bien plus grand que l'infini du bordel de la princesse.

Au bal des nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant