Chapitre VIII: Un tombeau à ciel ouvert

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Calliandra...

Le réveil fut brutal. L'aube pointait à peine. J'avais mal dormi, ma mère aussi. Elle n'avait eu de cesse de caresser mes cheveux dans la nuit, de glisser ses doigts sur mon visage. J'avais gardé les yeux fermés pour ne pas croiser les siens. J'avais peur. Martial vint nous voir pour me donner l'équipement fourni par le sénateur Rufus. Il demanda à Pothélée de sortir, il voulait s'entretenir avec moi. Elle hocha la tête, déposa un baiser sur ma tempe et nous laissa.

- Comment te sens-tu ? me demanda-t-il en prenant place à mes côtés sur la banquette qui faisait office de lit.

- Je vais bien.

- Moi je ne vais pas très bien, Calliandra. J'ai l'impression d'avoir perdu ton amour et ta confiance. Cela me fait souffrir atrocement.

- Vous n'avez pas perdu mon amour.

- Seulement ta confiance ? ironisa-t-il pour me faire sourire.

- J'aurais aimé savoir pour ma mère même si je comprends les raisons pour lesquelles vous êtes resté muet à ce sujet. J'ai l'impression d'avoir perdu du temps, de ne pas avoir assez pris soin d'elle.

- Je suis profondément désolé. Je ne voulais pas te blesser. Aujourd'hui, tu vas entrer dans l'arène et il faut chasser tout cela de ton esprit. Ta mère, ta jeunesse, tes origines, tu dois tout laisser dans ce ludus. Ne plus penser aux choses qui pourraient te déconcentrer et te perdre.

- Le celte m'a déjà fait la leçon.

- Tibalte est un excellent gladiateur. Je suis heureux de le savoir à tes côtés. Tiens, voici ce que le sénateur t'a fait parvenir. Je crois que tu le fascines totalement ce pauvre homme, se moqua Martial en me tendant un paquet que j'ouvris sur mes genoux.

J'y trouvai un manchon en cuir destiné à protéger mon bras gauche, ainsi qu'une large épaulière, deux jambières renforcées de métal qui montaient jusqu'aux cuisses et une cuirasse à écailles qui recouvrait entièrement mon buste et sur laquelle était gravée, au centre, une pierre d'un rouge vif évoquant le rubis. La cuirasse était étincelante. Nul doute que les rayons du soleil adoreraient s'y refléter dans une éclaboussure de lumière pourpre et argentée. Les lacets permettant de nouer les jambières étaient du même rouge que le rubis qui ornait ma poitrine. L'épaulière couvrait entièrement ma clavicule mais laissait mon cou apparent. Le manchon épousait parfaitement mon bras et s'arrêtait à la naissance de mon poignet laissant entrevoir le chemin de mes veines bleutées. J'enfilai ensuite le subligaculum qui avait été confectionné spécialement pour moi et qui était habituellement destiné aux hommes. Il s'agissait d'une sorte de pagne en tissu ajustable grâce à une ceinture. Mon bras droit et mes cuisses étaient les seules parties de mon corps à être totalement vulnérables mais j'étais bien plus lourdement équipée que la plupart des autres gladiateurs.

- Tes épées te seront remises avant le combat par précaution, m'expliqua Martial. Tu n'as pas de casque. Volonté du sénateur. La foule doit voir ton visage.

- Je vais me préparer maintenant, répondis-je. J'aimerais être un peu seule.

- J'aimerais te prendre dans mes bras. Comme lorsque tu n'étais qu'une enfant.

Martial m'étreignit et quitta ma cellule, les épaules courbées par le poids du souci.

C'était la première fois que je quittais le ludus pour m'aventurer dans les rues pavées de Rome. Il nous fallait traverser le Forum pour nous rendre au Colisée et j'avais hâte de découvrir cette place publique où tous les romains se réunissaient pour traiter d'affaires commerciales, politiques ou religieuses. Le chemin me permettrait de goûter à l'illusion de cette liberté si précieuse aux esclaves qui en étaient privés.

Ma mère ne pouvait pas assister aux jeux et je devais donc lui dire aurevoir devant l'entrée du ludus. Tibalte, Verus et Prudens se tenaient déjà devant la grille, entourés des autres gladiateurs venus les saluer et les encourager. Un silence pesant s'installa lorsque j'arrivai. Les hommes s'écartèrent et j'aperçus ma mère, les yeux rougis, le teint livide. Je me précipitai vers elle le cœur serré de la voir aussi inquiète et la pris dans mes bras.

- Ne pleure pas, mère. Je reviens. Je te le promets.

Elle étouffa un sanglot dans mon cou et saisit mon visage entre ses mains.

- Ma fille, murmura-t-elle sans me quitter des yeux. Je t'aime de tout mon être.

- Moi aussi, mère.

Elle m'embrassa sur le front et s'écarta. Tibalte posa sa main sur mon dos pour me pousser vers la grille. En passant devant Pothélée, il tenta de la rassurer et ses mots semblèrent lui faire du bien. Nous quittâmes le ludus, accompagnés de Martial, des soldats romains qui étaient à son service et du doctore.

Les rues de Rome étaient étroites et la cité ressemblait à un labyrinthe fait de dédales et de traverses qui fourmillaient de monde. Le Forum se situait au centre de la ville et abritait différents temples, des basiliques et de nombreux commerces. Tibalte m'expliqua le rôle du tabularium devant lequel nous venions de passer. Il s'agissait du bureau officiel des archives. Le Temple de Vénus se trouvait à proximité des thermes et à quelques mètres à peine du Colisée. Nous nous arrêtâmes un instant, soufflés par la démesure du monument au pied duquel nous nous trouvions.

- Je n'arrive pas à y croire, siffla Tibalte.

- Les empereurs romains sont tous complètements fous, murmura Verus.

- C'est magnifique, ajoutai-je, le souffle court, subjuguée.

Nous empruntâmes la galerie souterraine qui se faufilait sous le Colisée et qui accueillait les gladiateurs ainsi que tous les ouvriers nécessaires au bon déroulement des jeux. Martial marchait à mes côtés et me regardait scruter les moindres recoins de la galerie. Je découvris avec stupeur un spectacle qui me fit froid dans le dos. Des cellules tout le long du chemin, des bruits de chaînes trainées sur le sol, des prisonniers affamés et sans force, des rugissements de fauves et des bruits d'épées qui s'entrechoquaient. J'aurais dû en avoir l'habitude en vivant au ludus mais rien n'aurait pu me préparer à ça. Tout était démesuré, déshumanisé. Certains hommes suppliaient, juraient, imploraient pour leur vie et leurs cris déchirants résonnaient en moi comme une lame enfoncée lentement dans la chair. Comment le peuple pouvait-il se délecter de tant de cruauté et de souffrance ? Avait-il oublié les humains sous les armures des combattants ?

Nous ne pouvions pas voir l'arène ainsi parqués sous le Colisée mais nous entendions absolument tout. Les cris de la foule, les applaudissements, les huées. Les combats d'animaux avaient déjà commencé. Les venationes se déroulaient dans la matinée et étaient suivies par la mise à mort des prisonniers condamnés à périr dans l'arène, dévorés vivants ou bien transpercés par la lame d'un bourreau. De longs couloirs étroits, fermés par des grilles de chaque côté, permettaient aux fauves de rejoindre l'entrée de la piste sous les yeux des gladiateurs et des ouvriers. Les bêtes destinées aux jeux étaient particulièrement féroces, privées de nourriture depuis plusieurs jours, impatientes donc de chasser. Le rugissement d'un lion attira mon attention. Le fauve semblait refuser de se diriger vers l'arène et des hommes tentaient de le faire avancer en donnant des coups de lance à travers les grilles, effrayant davantage l'animal. Je ne pus m'empêcher de m'attarder pour fixer le lion qui se débattait. Un bref instant, j'accrochai son regard et remarquai dans l'ambre de ses yeux, le refus et la peur. Le pauvre animal n'avait plus que la peau sur les os, son poil était terne et son poitrail présentait des cicatrices par endroits. C'était la première fois que je voyais un lion et l'animal ne m'impressionna pas, il me fit de la peine. Martial m'avait toujours décrit les fauves comme des animaux redoutables qui forçaient l'admiration et la crainte, il avait tort. Aux mains des romains, ils n'étaient plus que des esclaves, eux aussi. Des cadavres en devenir. Le lion finit par perdre son combat contre les lances et courut tout droit dans l'arène, échappant à mon regard. Je baissai la tête et fermai les yeux. Le Colisée avait beau être le plus grand édifice construit pour le plaisir de la foule, la plus belle prouesse architecturale de l'empereur Titus et de son défunt père, il n'en restait pas moins qu'un immense tombeau à ciel ouvert.

calliandra la gladiatrice : le rubis de romeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant