Myrick, l'associé et ami de toujours

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On ne peut évoquer Charles Ives sans s'arrêter un instant sur celui qui aura une importance fondamentale tout au long de sa vie : Julian Southall Myrick. Ce natif de Caroline du Nord entreprit des études brillantes et une fois son diplôme obtenu, décida de commencer sa carrière en tant que courtier en assurances à New York. Il devint progressivement une personnalité importante de la profession et eut une influence durable sur le secteur des assurances grâce à son talent pour les affaires et son esprit fédérateur. Myrick présida longtemps l'American College of Life (une organisation interprofessionnelle importante) et a joué un rôle majeur dans les affaires du gouvernement fédéral en tant que vice-président du Comité des Citoyens pour le rapport Hoover, dans les années 1930. Pour l'anecdote, parallèlement à sa carrière exceptionnelle, Myrick fut également très influent dans le monde du sport et fut un contributeur majeur de la promotion des compétitions de tennis aux États-Unis. Il fut président de l'USNLTA, de la Coupe Davis et La Wightman Cup (une compétition féminine aujourd'hui disparue opposant les États-Unis et la Grande-Bretagne). En tant que président de l'USNLTA, il a également joué un rôle important dans la sélection du West Side Tennis Club de Forest Hills (un quartier du Queens, à New York), comme nouveau lieu pour ce que l'on appelle désormais communément l'US Open.

Charles Ives et Julian Myrick se sont rencontrés pour la première fois en 1900 à New York, où ils travaillaient tous deux comme jeunes courtiers dans une compagnie d'assurance. Après avoir obtenu son diplôme de Yale en 1898 et déménagé près de Wall Street pour commencer une carrière dans le secteur de l'assurance, Ives commença tout en bas de l'échelle et fut d'abord préposé dans une petite société d'assurances pour cinq dollars la semaine. Un peu plus tard, il se fera embaucher par une maison relativement modeste nommée Charles H. Raymond & Co., où il restera jusqu'en 1906, tout en continuant à toucher des petits cachets pour des prestations d'organiste dans plusieurs paroisses à New York et dans le Connecticut. C'est là qu'il rencontra Myrick. Les deux jeunes collègues et amis vivaient alors dans ce qu'ils nommaient « Poverty Flat », le surnom sarcastique - et néanmoins sans doute assez réaliste - qu'ils avaient donné à leur appartement rempli d'anciens de Yale (dont Dave Twitchell, son futur beau-frère). L'appartement était situé en plein Manhattan, sur la West 58th street, entre les 8ème et 9ème avenues. Il y avait là un vieux piano droit, et Ives travaillait des heures durant sur ses compositions, le soir après le travail et les week-ends, bien que personne (à part celle qui allait devenir son épouse, la bien-nommée Harmony) n'y eut compris quoi que ce soit. Les autres colocataires raillaient régulièrement Ives sur ses expériences musicales (incroyablement avancées pour l'époque) - polytonalités, polyphonies chromatiques complexes, barres aléatoires et autres clusters - mais « Charlie » le prenait toujours avec le sourire. Les premières esquisses du mouvement The Fourth of July - une œuvre d'ailleurs dédiée à Myrick - et d'autres grandes compositions de Charles Ives ont été écrites dans cet appartement. On pardonnera aux colocataires leur manque de clairvoyance !

Ives allait peu au concert, étant trop absorbé par ses compositions et son travail. Il rentrait en général vers 18h30, se précipitait vers le piano, y restait jusqu'au dîner, puis y retournait pour la soirée, parfois jusque très tard dans la nuit. Certains weekends, il allait camper avec son frère Moss près de Danbury; ils y avaient un cabanon en haut d'une colline qui leur permettait d'admirer les vallées environnantes, ce qui lui permettrait de laisser libre cours à son imagination.

En 1907, peu de temps après la faillite de Raymond & Co., Ives et Myrick, qui étaient alors devenus des amis proches, décidèrent de fonder leur propre agence d'assurance, qui deviendra l'une des plus grandes sociétés d'assurance du début du XXème siècle en Amérique. Pour la petite histoire, l'agence (d'abord nommée Ives & Co puis, plus équitablement, Ives & Myrick) fut intégrée dans les années 1930 à la Mutual Life Insurance Company de New York. Cette société existe encore et est aujourd'hui connue sous le nom de MONY Life Insurance Company. Celle-ci fut fondée en 1842 à New York et, plus récemment, a opéré pendant un certain temps comme filiale d'AXA Equitable Financial Services, LLC. La compagnie d'Assurance-vie MONY a été acquise en 2013 par Protective Life Insurance Company, une société basée en Alabama.

Myrick se souvint d'une anecdote sur le déménagement de l'agence en 1912: alors qu'il s'affairait à vider des piles de papiers, il tomba sur des manuscrits de Ives dans un coffre à documents; croyant qu'il s'agissait de vieux brouillons sans importance, Myrick manqua de les jeter, et fut retenu in extremis par Ives qui lui répliqua vertement : « Mon Dieu, pas ça ! C'est ma meilleure composition à ce jour ! » Il s'agissait de The Fourth of July, que Ives dédia à Myrick.

Lorsque Ives prit sa retraite de l'agence pour des raisons de santé, Julian Myrick rendit hommage à son associé et ami de longue date dans le Eastern Underwriter du 19 septembre 1930 (causant d'ailleurs l'embarras de Ives, qui n'appréciait guère ce genre de louanges). Dans ce papier brillamment écrit, Myrick fait l'éloge de Charles Ives de manière sincère et appuyée, le qualifiant d '« esprit guidé » et révérant son « esprit créateur, sa culture très riche, sa profonde sympathie et sa compréhension approfondie des besoins économiques et matériels de la communauté ». Ives continua jusqu'à sa mort de s'intéresser à l'entreprise – non pas qu'il eut conservé des parts économiques dans la société, mais il garda un œil sur ce qui s'y passait et continua à conseiller ses anciens collègues de temps en temps ; à leur demande, le plus souvent.

Myrick, quant à lui, se retira de son poste de directeur de l'agence en 1941 lorsqu'il devint second vice-président de Mutual Life Insurance Company de New York. Curieusement, il y a peu de documents faisant apparaître les deux hommes ensemble. Il semble que la seule image connue montrant Ives et de Myrick côte-à-côte ait été prise par le photographe de Life Magazine Eugene Smith, en 1947, longtemps après que les deux hommes ont cessé de travailler ensemble. 

Charles IvesWhere stories live. Discover now