Délivrance.
Ce soir la pluie s'abat sur les épaules frêles que la vie m'a donné.
L'eau ruisselle le long de mon corps squelettique; mes vêtement trempés collent comme une seconde peau. J'attends. J'attends et observe la petite maison de brique que les ultimes lueurs du crépuscule ont teinté d'une couleur écarlate de sang qui coule. J'imagine que, de loin, ma silhouette fantomatique doit paraître irréelle. L'eau pénètre jusqu'à mon cœur, dont les pulsations lentes résonnent dans mon crâne comme le tic-tac d'un compte à rebours. Le froid glace mes os saillants; aucune importance, bientôt tout sera fini.
En attendant je scrute le pavillon; je le scrute avec avidité, comme le loup guette sa proie épuisée par d'interminables heures de traque; comme le tireur d'élite vise sa cible indéfiniment sans ciller, ou sans jamais qu'un clignement de paupière lui laisse la moindre chance. J'épie tel un bandit aguerri fomente son plan, le prépare dans les plus infimes détails; tel un chirurgien analyse chaque ramification veineuse, jusqu'aux quasi invisibles capillaires. Pourtant, cette maison semble anodine. Rien ne permet de la distinguer des autres; dans ce petit quartier résidentiel de Galway, en Irlande, elles se ressemblent toutes a l'identique. Malgré le déluge et la nuit sombre qui se dessine, on peut apercevoir que chaque jardin, rectiligne, chaque toiture, austère et grise, chaque façade, rouge mais froide, apparaissent rigoureusement semblables. Impossible de les différencier. Néanmoins celle portant la plaque où figure le numéro 1404 de Bram Stocker Road, revêt une importance toute particulière à mes yeux. Selon les dires du détective privé que j'ai engagé, cette banale maison à quelques kilomètres au sud des lacs du Connemara, abrite l'homme qui massacra ma femme et mes deux enfants huit ans plus tôt.
Huit ans de galère...
Un désespoir écrasant, qui m'enterrait vivant chaque jour un peu plus. La tristesse et la colère s'emparaient alternativement de mon être, se disputant sans merci mon avilissement. Je me réveillais le matin paniqué, la douleur m'agrippant instantanément à la gorge, pour me plonger dans une détresse respiratoire perpétuelle. Le soir je me couchais épuisé, abattu, ivre de douleur. Heureusement j'avais trouvé dans les médicaments et la drogue comment survivre à ces instants où la souffrance régnait. L'héroïne avait été une amie intime, qu'il m'avait fallu cependant délaisser car trop invasive. Je l'invitais certains soirs pour quelques heures, quelques jours s'écoulaient parfois avant qu'elle ne quitte les lieux, et encore, non sans débats acharnés et peu persuasifs qu'elle ne revînt incessamment. Le plaisir m'était quelquefois réapparu lorsque, abandonné aux délices langoureux et oniriques, la morphine avait pénétré mon corps décharné, pour l'enserrer de satin et ne lui laisser entrevoir qu'un mince filet de lumière, comme une cuillerée de miel qu'on donne aux enfants gourmands. Mais toutes ces bouées que je saisissais dans cet océan d'affliction avaient de graves inconvénients. Certes elles atténuaient mon incommensurable douleur, mais elles endormaient aussi l'unique flamme qui demeurait dans ma survie. La colère. Elle seule me permettait de me lever et marcher, respirer et subsister. J'étais un funambule, à la frontière entre deux mondes; je rêvais de me soumettre à l'un comme une délivrance, mais je ne pouvais me résigner à quitter l'autre, pourtant insupportable. Car plus que tout je désirais accomplir la mission qui, seule -tout du moins je le pensais- saurait me libérer des affres d'une existence devenue misérable. Et pour cela je devais retrouver l'homme qui avait assassiné ma femme, ma fille et mon fils.
La nuit est noire maintenant.
Un brouillard dense a recouvert la petite ville portuaire de l'île. Çà et là quelques mouettes railleuses brisent la monotonie d'un déluge ininterrompu depuis de longues heures. Les rares chambres encore éclairées dansent dans la pénombre halitueuse, tels des feux follets virevoltants dans les ténèbres de marécages tropicaux. Au loin on devine la clarté lénifiante du phare, psalmodiant des versets poétiques aux bateaux égarés dans les tourments nocturnes de l'océan. Il sera bientôt temps. Je brûle d'aller à la rencontre de l'homme qui anéantît ma vie pour assouvir enfin mon besoin impérieux; mais après huit années d'attente, qu'est-ce qu'une heure de plus sous les fameux chants irlandais susurrés par la pluie? Je ne veux prendre aucun risque de voir mon plan échouer si près du but. L'obscurité totale sera mon signal, et avec elle l'assurance de n'avoir qu'indolentes âmes pour seuls obstacles éventuels, perdues dans les limbes d'un inconscient lascif. Je ne saurais dire à combien de reprises j'ai caressé mes poches pour m'assurer de mon inventaire; cette fois encore, tout ce que le privé m'a procuré y est. Lampe torche à led de l'armée, paire de menottes double sécurité, revolver MR-73, ainsi que, le plus petit de mes accessoires, mais non le moins important: une copie de la clef ouvrant la porte de la maison située au numéro 1404 de Bram Stocker road.
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Délivrance.
Mystery / ThrillerUn homme tente de survivre au meurtre de sa femme et ses enfants. Il cherche à retrouver l'assassin...