Les allées et venues de Mathieu s'étaient ensuite succédées, identiques à la première. Mon choc et ma déception s'étaient mués en une douleur qui augmentait crescendo. Une fois le mirage de la scène dissipé, il ne restait plus qu'un homme épuisé et perdu, pris dans une spirale infernale dont il n'essayait même plus de se tirer. Son producteur l'y entraînait toujours plus fort, ignorant sans peine la détresse qui gangrénait le chanteur. Était-ce toujours ainsi dans le monde du spectacle ? Les artistes étaient-ils obligés de se sacrifier eux-mêmes pour connaître le succès et de ne vivre que par des concessions qui les privaient toujours un peu plus de leurs âmes ? Je ne comprenais pas pourquoi Mathieu acceptait tout cela. Pourquoi endurait-il ces journées qu'il détestait ? Quel était vraiment son objectif ? Combien de temps comptait-il continuer à se nuire pour au final n'être « qu'un produit remplaçable » comme se plaisait à lui rappeler son producteur ?
À chaque fois qu'il passait le pas de la porte, j'assistais, impuissante, au combat entre deux univers qui s'affrontaient en Mathieu. L'un l'attirant vers un monde de faux-semblant et de succès et l'autre, amer, qui le suppliait de tout arrêter pour conserver ce qu'il restait de vrai en lui. Je savais qu'il devait faire quelque chose. Personne d'autre autour de lui ne semblait vraiment se soucier du combat silencieux que le chanteur se livrait tous les jours. J'avais l'impression, peut-être narcissique, d'être la seule qui pourrait le sauver. Or, mes jours ici étaient comptés. Je savais bien que je commençais lentement à mourir, mais cela ne m'empêchait pas de lutter. Je sentais mon désir d'agir grandir, désireuse de briser cet immobilisme total qui m'opprimait. Il fallait dire aussi que Mathieu ne m'encourageait pas vraiment. Des sept journées passées ici, il ne m'avait pas regardée une seule fois. Pas un regard. Cette froideur, bien que douloureuse, ne me décourageait pas pour autant. J'allais continuer de me battre pour lui, qu'il en conscient ou non.
Chaque minute étant comptée, je me décidais à calmer mes pensées bondissantes pour me concentrer uniquement sur mes sentiments. Telle une flèche que l'on aiguisait pour sa cible, chaque partie de mon être ne se consacrait qu'à cette même tâche. Je devais l'encourager, lui montrer qu'il n'était pas seul et lui fournir la lumière qu'il attendait sans vraiment le savoir. Plus rien ne pouvait me distraire. Je ne savais même plus quand il se trouvait ou non dans la loge, je n'entendais plus cette maudite porte grincer.
Pendant une éternité, j'eus l'impression que mes efforts de concentration ne servaient strictement à rien. Puis, je me sentis comme gagnée par un souffle chaud et brillant qui gagna toute la pièce. Épuisée, je m'autorisais à me relâcher quelque peu, reprenant conscience de la loge. Mathieu n'était pas encore là, constatais-je alors avec tristesse. Reviendrait-il avant que le souffle ne s'éteigne ? Les minutes qui suivirent furent sans aucun doute les plus longues de ma courte vie. Mais enfin, je vis la porte s'ouvrir dans ce grincement familier qui ne me dérangeait même plus. Je rayonnais, confiante et heureuse après ce long moment d'absence que je m'étais imposée pour lui. Le temps se figea lorsqu'il s'arrêta au centre de la pièce. Je bondissais figurativement d'impatience et guettais avec enthousiasme ce qui allait suivre.
Une respiration plus tard, il s'effondrait dans le fauteuil, réduisant en miettes mes espoirs fébriles. Je n'en revenais pas. Quel goujat ! Quel malotru ! Voilà ce que valaient tous mes efforts ? Une hésitation ? Si j'avais pu lui crier dessus, ma voix aurait été encore plus perçante que celle du producteur, j'en étais sûre. Sérieusement, méritait-il vraiment je m'inquiète pour lui ? Je commençais à en douter.
Sauf que... Un bruit inhabituel m'interrompit dans mon pamphlet improvisé. Mais qu'est-ce que c'était que ça ? De là où j'étais, je ne voyais rien du tout, mais je devinais que le bruit venait du Mathieu couché qui me tournait le dos. Ce n'est que lorsqu'il se retourna que je constatais avec stupeur qu'il était en train de sniffer. Son nez s'était retroussé et tressaillait légèrement, ce qui lui donnait l'aspect d'un lapin qui contrastait curieusement avec son air habituel. Sa tête opéra ensuite un quart de tour assez brusque sur la gauche. Droit dans ma direction. Il m'avait enfin remarquée. J'avais l'impression d'être dans une scène que j'avais rêvée mille fois. Ses yeux se fixèrent sur moi pendant qu'il s'approchait pas à pas. J'avais réussi ? Enfin ? Allais-je pouvoir obtenir ma fin heureuse que je désirais tant ? Lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques centimètres, il s'arrêta brusquement sans cesser de me regarder. À quoi pouvait-il bien penser ? Ressentait-il les émotions que j'essayais de lui transmettre ? Quoi qu'il en soit, j'appréciais cette expression que je découvrais ici. Il y avait quelque chose de vrai et de vivant dans ces yeux qui me détaillaient curieusement. Un battement de cils plus tard, sa main droite s'animait et m'approchait de plus près. Il tendit son index pour m'effleurer...
Et ce fut bien entendu ce moment que choisit le producteur pour faire son entrée fracassante, coupant net la magie de l'instant. La porte profita de l'occasion pour souffler un courant d'air, chassant le souffle puis l'étincelle de vie du visage de Mathieu. Je n'avais jamais autant haï cette porte ni cet homme qui s'alliait à elle. Mes pensées positives se muèrent en pensées meurtrières alors qu'il s'avançait vers le chanteur, son éternel faux-sourire accroché à ses lèvres.
— Tiens, c'est q'tu sais faire autre chose que comater entre deux concerts toi maintenant ? Avait-il avant de s'approprier le canapé pour lui-même. Je suppose que je n'ai pas à te rappeler que le départ pour Paris est prévu dans trois jours ? Pas besoin non plus de te rappeler que si tu foires à Paris, je pourrais plus rien faire pour toi, hein ?
Il s'arrêta ensuite pour attendre une réponse ou une réaction qui ne viendrait pas. Il était clair que la passivité de son Matthew l'irritait, mais tant qu'il continuait de faire ce que l'on attendait de lui sur scène, c'était tout ce qui comptait pour lui. Soupirant bruyamment, il épousseta les manches de son costume souillé par cet environnement d'artiste avant de se remettre debout.
— Tu finiras tôt ou tard par comprendre à quel point tu n'es rien sans moi, Matthew. Alors, joue les divas blessées autant que tu veux, j'en ai rien à faire. Si tu penses que tu peux réussir sans faire quelques concessions, vas-y ! Je ne te retiens pas ! Tu crois que je ne t'ai pas entendu en parler avec Seb tout à l'heure ? Barre-toi d'ici si tu veux, mais ne comptes pas sur moi pour t'accueillir une nouvelle fois quand tu pleurnicheras pour récupérer tout ce que tu veux rembarrer !
La porte claqua. Mathieu s'empara de la chaise qui se trouvait devant lui et la fracassa contre la porte en criant. Je n'avais jamais entendu sa voix autrement que dans les échos de la scène qui parvenaient à la loge. Comme j'avais réussi à lui faire sentir ma présence, il me communiqua toute sa peine avec une force qui m'étouffa. Une des phrases du producteur se mit à résonner dans ma tête : Un départ pour Paris, dans trois jours ? Mes espoirs s'écroulaient. Il n'y avait aucune chance pour que je l'y accompagne. Il ne me restait déjà plus beaucoup de temps de toute manière, mais être confrontée à un compte à rebours m'obligeait à affronter cette réalité que j'avais repoussée. Il ne me restait plus que trois jours. 72 heures pour que mon existence n'ait pas été vide de sens. Pourrais-je faire mieux en quelques heures que ce qui m'avait déjà pris toute mon énergie ? Épuisée, découragée, je succombais à l'appel du néant qui m'attirait à lui.
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La porte
Cerita PendekCourte nouvelle écrite en vue d'une possible publication dans une anthologie, qui n'a malheureusement pas été retenue. Le thème était le mot "Frontières" et en voici donc mon interprétation! En espérant qu'elle vous plaira (ou en espérant recevoir...