Poésies, Stéphane Mallarmé (inachevé)

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Je dois vous avouer quelque chose – ne riez pas : vous ignorez à quel point cette confession me coûte ! – : voilà, c'est une chose terrible à dire, et j'ai tout essayé pour m'améliorer ; vraiment j'ai rendu tous les efforts, n'ai renâclé devant rien, suis allé sans relâche au bout de mes ultimes capacités, mais c'est à présent avéré, désespéré et je n'y puis rien, alors autant me résoudre et déclarer mes lacunes et mes crises – cela aura peut-être au moins pour effet de soulager quelque peu ma conscience...

Promettez, auparavant, de ne pas vous moquer ! Je suis si pudique, si fragile intimement, si facilement troublé... Vraiment, ce serait mal si vous vous moquiez, très mal, et c'est durablement que vous me blesseriez. Vous ne le ferez donc pas, dites ?

Alors voilà :

Je ne comprends rien à Mallarmé.

Oui, c'est écrasant, je sais bien ; n'en rajoutez pas, vous qui aviez promis ! Hormis le célèbre « Brise marine » que j'admire, je n'entrave goutte à cette poésie sophistiquée et asyntaxique, c'est à peine si je devine non même le sens mais le thème du poème, et je me rattache chaque fois au titre avec acharnement, comme un naufragé au dernier débris de son radeau, mortellement angoissé à l'idée de sombrer une fois encore dans les ténèbres.

Ce n'est pourtant pas une question de lexique : j'ai bien la bravoure, comme on sait, de me servir d'un dictionnaire ! Mais il n'est pas une tournure du poète qui, même renversée dans quelque ordre nouveau, me permette l'accession à la moindre pensée ; au mieux, je ne forme que l'image des mots exposés, mais séparément. Tout est saccadé, comme parasité ; c'est à peine un langage tant ça ne semble pas répondre à une fonction élémentaire de transmission.

Quant aux « évocations » et à tout ce qui ne procèderait pas tant d'une compréhension mentale que d'une sorte d'intuition poétique – comme si l'on était rattaché directement aux Muses par quelque organe invisible et magique ! –, c'est même inutile d'en parler, j'ignore de quoi il s'agit, sans doute qu'une connexion ne s'est pas faite dans mon esprit dès le plus jeune âge ou bien qu'un gène particulier me manque, je ne sais pas, le concept est tout à fait incompréhensible pour moi et je ne puis aimer d'ordinaire ce qui échappe à mes fonctions intellectuelles.

Mais aussi, bordel ! pourquoi faut-il que Mallarmé ait écrit comme ça ?! Ce discours drogué de Pythie précieuse est tout à fait un inconvénient, non ? Si j'avais à produire une critique de son œuvre rien qu'un peu à la manière dont elle fut écrite, ne m'en voudrait-on pas, à moi, de dissimuler de la clarté sous des dehors extravagamment pédants et alambiqués ? Putain ! pourquoi la poésie devrait-elle cacher les choses ?

Je donnerai bientôt un exemple de cette obscurité à la fin de cet article, et pour cela je n'irai pas même chercher un poème lourd de sens – tenez, je prendrai le premier venu, ainsi on ne me reprochera pas d'élire pour amplifier le trait. J'ai pourtant lu bien des poètes, et nul jusqu'à présent ne m'avait jamais paru insaisissable avec un tel degré d'élégance et de soin ! Mallarmé me semble des poètes connus celui qui, n'ayant guère rencontré d'extase ou d'enthousiasme, a concentré son art à travailler la forme au détriment d'un fond qui pût se partager, qui sût se communiquer. Ces poèmes, pour le peu que j'en ai compris, ne parlent à peu près de rien qui soit en mesure de bouleverser l'âme ou l'esprit, c'est une liste fin-de-siècle de thèmes typiques – fleurs, mendiants, déesse... – retournés d'une façon à complaire à des amateurs d'originalités linguistiques rares, à l'exclusion de véritable émotion – du moins, en ce qui me concerne, d'une émotion accessible.

De telles constructions, bonnes surtout à susciter une admiration d'apparat, ne sont pas du tout de mon goût, de ma manière, je dirais même de ma constitution. Je me retrouve inévitablement avec l'impression de lire un texte dans une langue étrangère et inconnue – et on peut aimer cela, je ne le nie pas, je veux parler du mystère travaillé des sonorités déployées et des souffles délicats – mais ce que je n'entends pas, à ce prix, c'est pourquoi j'irais particulièrement chez Mallarmé chercher cette impression.

J'ai vraiment honte aussi, je ne plaisantais pas entièrement tout à l'heure, parce que j'ai senti chez ce poète un désir ambitieux et une infinie culture, et parce que quelque chose en moi me fait admettre brièvement la possibilité d'un malentendu où, pour quelque raison tenant à ma pauvre nature, je serais inférieur au degré où il faut se tenir pour entendre son message et par là même inaccessible par ma faute au vent trop haut qui coulerait loin au-delà de ma tête. Et pourtant, je ne puis m'empêcher de croire, et non à titre de consolation seulement, qu'un défaut inhérent au texte retient le lecteur prisonnier du transport, transport par lequel l'idéal littéraire s'exprime et s'éprouve selon moi. Or, j'ai abandonné au terme de la quarantième page – ce fut, croyez-le, déjà une traversée pénible (et c'est sans parler de cette préface assommante de Bonnefoy qui n'est qu'une interminable pédanterie conceptuelle) –, et rares sont les livres si impatientants que je ne me sois obstiné à les finir (j'ai souvenir d'un Duras ainsi, L'Amour si ma mémoire est bonne, même pas long du tout), car j'ai toujours à cœur d'achever ce que j'entreprends, en particulier lorsque l'entreprise ne réclame de moi qu'une dizaine d'heures de résignation ou d'ennui.

Mais à quoi bon ? Ici, j'ai bien senti que l'effort était vain, la volonté comme sans objet : sans même parler d'épuisement, je n'ai pas su ce que j'ai lu, et j'en suis venu à douter si le texte était lisible, je veux dire fait pour être entendu ; je ne suis pas du tout, en tous cas, le lecteur qu'il faut à cet ouvrage – cette formulation rend exactement compte de mon sentiment de gâchis, d'éloignement ou de frustration. Par ailleurs ni la maturité ni toute espèce de recul, je crois, n'y fera grand-chose : je ne me sens pas plus à même de comprendre ces pièces aujourd'hui qu'il y a quinze ans, le temps n'y changera certainement rien. Mais tout cet art manifeste, toute cette application d'un auteur, toute cette patente contention d'esprit... Ah ! J'aimerais en percevoir le but, en deviner l'essence, et, ou que mon esprit soit trop ouvert ou trop fermé, je ne puis : c'est un fait qui me laisse à jamais perplexe. Comment peut-on d'évidence écrire si intelligemment, et être en même temps si peu intelligible ? J'ai failli peut-être : à qui accorder le bénéfice du doute ? Car c'est peut-être Mallarmé, après tout, qui a failli le premier.


À suivre : Souvenirs sur Friedrich Nietzsche, Overbeck.


                                                               ***


           PETIT AIR

                    I

Quelconque, une solitude

Sans le cygne ni le quai

Mire sa désuétude

Au regard que j'abdiquai


Ici de la gloriole

Haute à ne la pas toucher

Dont maint ciel se bariole

Avec les ors de coucher


Mais langoureusement longe

Comme de blanc linge ôté

Tel fugace oiseau si plonge

Exultatrice à côté


Dans l'onde toi devenue

Ta jubilation nue

(page 54)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant