Soirée du 4 Mai 1989
- Maman, tu vas nous dire une bonne fois pour toute ce qu'il se passe, tu m'entends ?
J'ai tourné la tête d'un mouvement brusque, l'oreille alertée par l'écho des sirènes au loin, qui ne cessait de se rapprocher. Rapidement, des lumières bleues et rouges ont envahi l'espace. Je les ai senties, d'abord les bleues, puis les rouges, glisser sur mon visage, en faire tous les reliefs, de mes joues creusées à mes yeux désormais noirs, noirs ; aussi noirs que les nuits de Mai comme celles-ci.
- MAMAN !, s'est écriée Camille, irritée par le silence implacable de ma mère.
Elle se tenait là, raide, le regard figé, presque grave. Elle faisait tout pour nous bloquer l'entrée vers le salon, comme s'il y avait derrière cette porte un cadavre ou une autre horreur sans nom. Quand ma sœur revenait à la charge, elle se contentait de remuer la tête, la bouche entrouverte, les traits tendus. Et elle ne disait rien, toujours rien.
- Maman..., j'ai tenté, sans vraiment espérer de réponse, l'espoir affaibli par les nombreuses tentatives vaines de Camille dont j'avais été spectateur pendant les cinq dernières minutes. Maman, s'il te plaît... dis-nous pourquoi t'as appelé la police.
- Je n'ai pas appelé la police, bon sang, elle a enfin lâché, aussi agressivement que possible. Ce sont des ambulances. Tu les entends ?
Je me suis alors tourné à nouveau pour admirer le tourbillon des lumières bleues, puis rouges, se reflétant dans tout le couloir. La musique était stridente, mais les lumières, elles ; demeuraient si douces. Soudain, deux coups secs ont retenti à la porte, m'extirpant de mes songes. Ma mère a accouru pour ouvrir, j'ai regardé Camille, elle n'a rien dit. Ses sourcils se sont froncés, ses traits se sont plissés.
Lorsqu'elle a ouvert, les lumières qui furent si douces quelques instants auparavant m'aveuglèrent, et la musique devint si stridente qu'elle en était désormais insupportable. Son accablante mélodie sifflait dans mes tympans, et j'avais presque mal alors que je sentais mon cœur se serrer davantage.
J'avais en quelques sortes appris un mot au collège aujourd'hui, alors qu'on parlait des différentes façons d'exprimer la peur à l'occasion d'un cours de français : "paranoïa".
Je m'en souvenais, sachant que je ne me souvenais pas de grand chose de ce qu'on disait en classe d'habitude, parce que ce mot me semblait familier. Il avait un son sourd, paterne, presque doux; presque aussi doux que les lumières bleues. J'en avais quasiment oublié sa définition. Je savais simplement qu'il était associé à la peur. Et, quand j'ai vu deux hommes en habits fluorescents entrer brutalement, ma mère courir vers le salon, puis la porte de ce dernier s'ouvrir, j'ai eu l'impression qu'on y était.
Il tournait en boucle dans ma tête comme aucun mot n'avait jamais tourné, et il sonnait étrangement bien: Paranoïa. Paranoïa. Paranoïa.
Deux autres hommes sont entrés, portant un brancard. Ma sœur a froncé les sourcils à nouveau, puis elle s'est redressée et a fait deux pas pour s'intéresser de plus près à ce qu'il y avait, là où tout le monde était. Je n'ai pas fait comme elle. Je crois que j'avais trop peur.
Les sirènes ont résonné, encore. Les lumières m'ont ébloui, encore. D'autres pompiers.
Tout à coup, Camille s'est reculée, raide, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Elle m'a regardée, je l'ai regardée, j'ai vu ses lèvres trembler. Elle n'a rien dit. Elle était comme givrée sur place.
Elle a cessé de me regarder pour laisser tomber son regard mort sur le sol, la bouche toujours entrouverte, secouant faiblement la tête.
Je ne voulais pas savoir. J'aurais voulu ne jamais, jamais savoir ce qu'il y avait derrière cette porte. Si seulement ma mère avait pu disparaître là en y entrant, si seulement ils y étaient tous restés pour toujours. Si seulement ç'avait été juste un autre de mes cauchemars débiles d'angoissé.
- 1, 2, 3, ont dit les pompiers en chœur, avant de soulever le brancard.
Puis ils sont sortis, suivis de ma mère.
Et c'est là que je l'ai vu pour la dernière fois.
J'ai connu la peur, j'ai connu la terreur - j'ai connu la paranoïa. Et là, je savais ce que c'était.
C'était l'horreur.Ses yeux fermés, sa bouche ouverte, son teint blême, lui tout entier.
Endormi à tout jamais.
Ma sœur s'est jetée sur moi et a plaqué sa main sur mes yeux, mais il était trop tard. J'avais vu ce que je n'aurais jamais du voir. Je savais ce que je n'aurais jamais du savoir.
Je savais.
- Ça va, ça va, elle a dit en me tirant abruptement vers elle pour me serrer dans ses bras, si fort que j'en avais du mal à respirer. Ça va, c'est pas ce que tu crois, ça va, ça va.
Ce soir-là, j'ai trouvé les deux mots qui répondraient toujours à "paranoïa" : "ça va".
- Ça va ?
- Ça va, j'te jure, ça va. Je ne l'ai pas vu, mais je l'ai entendu : elle pleurait. Ça va. Je t'en supplie, crois-moi.
- C'était papa, j'ai dit.
- C'est juste une autre de ses crises, tu t'en souviens, de celle de l'année dernière ? Tu t'en souviens ?
- Oui, je m'en souviens.
- Il est allé à l'hôpital, mais il est revenu, et quand il est rentré, c'était fini, elle a dit, la voix défaillante, presque cassée. Ça va. Crois-moi. Ça va.
Des sanglots incontrôlables m'ont brutalement pris de cours, sans que je comprenne comment, ni pourquoi. J'ai tremblé si fort ce soir-là. Des convulsions de désarroi.
- Il est mort, je l'ai vu.
- Est-ce que s'il était mort, je te dirais que ça va ? Je sentais les sanglots horribles qui lui déchiraient la voix, rendant son discours très peu crédible.
Je me suis défait de son étreinte. Je n'y voyais rien, les yeux vitreux. Mais j'ai vu que les siens étaient rouges. Et j'ai vu les lumières, aussi. Bleues. Puis rouges.
Et j'ai vu une silhouette, une silhouette que je reconnaîtrais parmi mille, menteuse jusqu'aux gestes, je l'ai vue; entrain de mentir, comme elle l'avait toujours si bien fait.
- C'était le plan de secours.
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Discussions (pas très) Catholiques
Novela JuvenilPrintemps 1994. Allan a 17 ans et a l'impression de passer à côté de sa propre vie. Quatre ans sont passés depuis la mort de son père et bloqué dans sa banlieue parisienne bourgeoise, catholique et pourrissante avec une mère cinglée et une sœur comp...