Acte I - scène 1

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Ilest huit heures du matin, dans un appartement de Provence. Laurenfait son entrée dans le salon conjugal. Elle est encore en peignoir,un bol de lait fumant à la main. Il y a des cartons partout dans lapièce. Un déménagement est prévu pour la fin de l'après-midi.Ils partent pour New York. Il a changé de travail, elle change devie pour lui. C'est un nouveau départ pour ce couple. Lauren posele bol sur une petite table basse recouverte d'un drap, et ouvrequelques cartons. Elle déballe avec attendrissement les peluches deson enfance, celles dont elle n'a jamais voulu se séparer. Puiselle entrouvre un autre carton, fait la grimace, le retourne pour quele public puisse y lire l'inscription « les affaires quebelle-maman a oublié chez nous par mégarde ». Elle s'assoitdans le canapé, seul survivant encore intact. Elle découvre sous undes coussins une vieille photo. Il s'agit d'elle et de Guillaume,encore heureux et insouciants, tout fiers d'avoir faitl'acquisition de cet appartement. Le même qu'il leur fautaujourd'hui quitter.


LAUREN :Admettons. Tout a commencé comme ça. D'un simple regard entrenous. Et ça s'est décidé très vite. C'était une évidence.Une évidence comme ça arrive rarement dans la vie. C'étaitainsi, c'était écrit. On s'est dit, c'est celui-là qu'onveut. On en avait visité plusieurs dans la journée, mais c'étaitcelui-là sur lequel on n'avait vraiment pas hésité. Bon, biensûr, il y avait des travaux à refaire, dans la cuisine, lestoilettes, installer une douche et réaménager la chambre. Mais onavait vingt ans, on se sentait d'attaque pour tout ça. On levoulait vraiment. On a fait des pieds et des mains pour cetappartement pendant des jours. Et finalement, on l'a eu. C'étaitune victoire. L'acquisition de notre premier logement commun. Desmois entiers à manger des pâtes parce que notre compte avaitsubitement attrapé la rougeole. Mais attention, on était devenu leschampions du monde des spaghettis à la carbonara, des pennes engratin et des tortellinis farcies. De temps en temps, pour varier lesplaisirs, on se faisait du riz. Le riz aussi, ce n'était pas cher,équilibré, mais moins varié, bien sûr. On ne pouvait pas toutavoir. On mangeait parfois à même le sol parce qu'on n'avaitpas encore acheté de table. Mais ce qu'on avait à revendre,c'était de l'imagination. (Elles'assoit par terre, retrouvant la sensation des dîners simplesd'avant.Elle se lève pour prendre le bol et le porte à ses lèvres).Nous voici en Chine, explorateurs perdus dans une petite bourgade,recueillis par une vieille femme qui s'affaire à nous cacher desautorités qui nous recherchent pour vol de trésor. On a rien volé,nous. On s'est fait avoir. Comme pas mal de touristes, d'ailleurs.Alors comme tout peut s'arrêter très vite, on profite de cetinstant de répit. On déguste ce plat régional que notre hôtessenous a fait découvrir. Il suffisait de si peu pour qu'on partedans des contrées lointaines avant. Si peu. Et puis, tout a changési vite, si brutalement. Je pense qu'on n'était pas préparés àça. Il a trouvé du travail. Quelque chose de tellement intéressant.Tellement important. Tellement ennuyeux. Et on a fini par acheter unetable. (ImitantGuillaume)« Chérie, tu sais bien qu'on ne peut pas se permettre derecevoir nos invités sur une table basse ». Mais mon cœur, onest en Chine, c'est merveilleux. « Lauren, je t'en prie,arrête de faire l'enfant, tu sais bien que ce n'est pasconvenable »... Convenable, c'était son mot fétiche, ça.Ça faisait parti de la liste des mots-qui-énervent-Lauren.Convenable, raisonnable, acceptable... J'ai gardé de cette époqueune aversion pour les mots de trois syllabes ou plus finissant par« able ». Je pense que c'est une fois qu'on a eu latable que tout s'est enchaîné. On ne voyageait plus. On nepartageait plus grand-chose. Son travail lui prenait tant de temps.(reprenantla voix de Guillaume, sur un ton plus ironique)« Trouve quelque chose à faire, Lauren, tu ne peux pas vivre àmes dépens toute ta vie ». Mais je cherche, chéri, jecherche. « Non, quand on cherche, on trouve. Ça va bientôtfaire un an et demi qu'on a emménagé, et tout ce que tu fais detes journées, c'est rester allongée devant ton ordinateur ».J'écris mon chéri. « Tu écris ? Félicitations. Et tupublies quand ? ». Guillaume, arrête ! « Ahoui, j'oubliais, sujet sensible pour madame. Ecoute, si tu n'aspas envie d'en parler, c'est très bien, maintenant, excuse-moi,j'ai des dossiers qui m'attendent ». Et il est sorti. Je nesuis pas vraiment sûr qu'il ait quitté cette chambre depuis.J'avais depuis quelque temps pris mes quartiers au salon, je nel'entendais même pas partir au travail. Et pour éviter de lecroiser lorsqu'il rentrerait, je sortais moi aussi avec un ami.Histoire de passer le temps. Il faut bien s'occuper quandl'imagination ne vient pas. Et quand je n'avais pas vraimentl'envie d'aller me balader, de croiser tous ces gens qui peuplentle quartier, je me posais sur le balcon. Frédéric venait souvent merendre visite. C'était mon meilleur ami d'enfance, celui avecqui j'avais tout découvert des plaisirs simples de la jeunesse,des cabanes au fond des bois à la bouteille de vodka chapardée dansla réserve de son père, et que j'avais perdu de vue depuis la findu lycée. Et puis un jour, par hasard, on était installés dansl'appartement depuis quelques mois, au détour d'un supermarché,entre le rayon des surgelés et celui des produits ménagers, je l'aiaperçu. En fait, ce n'était pas très dur, parce qu'il n'avaitpas vraiment changé. On avait une très grande tendresse l'un pourl'autre en ce temps-là. Je l'avais toujours soupçonnéd'éprouver des sentiments un peu plus forts à mon égard, mais jen'ai jamais eu de preuve. On a été prendre un café, les brasencore chargés de nos multiples sacs de courses. En gentleman, ilm'a raccompagné, me proposant même un bras pour porter le sachetdes céréales. Et il l'a remarquée tout de suite. (Ellejoue avec son alliance).« Alors ça y est, tu as fait le grand saut ? ». Ila posé les paquets dans la cuisine. On a parlé pendant des heures,des heures. On avait tant à se dire. Guillaume est rentré vers 22h.J'ai fait signe à Frédéric de se taire. On l'a entendu défaireson manteau et se diriger vers la chambre. Le lendemain, il ne m'afait aucune remarque sur la venue de Fred. Je crois bien qu'il nes'en était même pas aperçu. Et finalement, c'était peut-êtremieux. Quoique... Le savoir jaloux m'aurait quand même flattée.Nos rencontres avec Fred étaient clandestines, il y avait une partde jeu, de risque. C'était un moment d'adrénaline pure quand ilvenait me rendre visite. Quand on sortait ensemble, évidemment,c'était moins dangereux. Alors pour pimenter un peu l'action, onpoussait le vice jusqu'à se balader sous les fenêtres du bureaude Guillaume. Il n'y a jamais eu de répercussions, deconséquences. Ça a duré deux nouvelles années. Et un soir, il estresté dormir. Guillaume devait passer le week-end chez un collègue,pour finir un projet, m'avait-il dit. Fred était passé, comme àson habitude. On a décidé d'aller au cinéma, à la deuxièmeséance. Pour voir un film d'horreur. J'ai toujours adoré lesfilms d'horreur. Surtout quand il y a quelqu'un a côté de vouspour vous blottir contre lui. Cela faisait tellement longtemps qu'onétait plus allés au cinéma, Guillaume et moi. A la fin de laséance, il m'a raccompagné, comme à son habitude. Y'a-t-il euquelque chose dans nos attitudes respectives qui prédestinait querien ne se passerait normalement ce soir ? Je ne sais pas, jen'ai pas fait spécialement attention. On est montés. Et c'estquand je lui ai dit bonsoir que tout a dérapé. A ce moment précisoù vous vous penchez vers l'autre pour lui faire la bise, lesaluer amicalement et prendre congé. On s'est embrassés. Un peucomme dans le film qu'on venait de voir. Le film d'horreur avecde belles scènes d'amour. Quand j'y repense, c'était drôlequ'on soit tous les deux si gênés pendant ces scènes. Peut-êtreque c'était un signe. On n'osait plus se regarder jusqu'à letueur décide de décimer une nouvelle personne. Et là, on seremettait à rire de bon cœur. J'ai toujours eu la trouille desfilms d'horreur. J'en ai toujours extrêmement bien ri. Bref, ilétait monté pour me dire au revoir. Je ne sais plus vraiment ce quis'est passé. Le matin, je me suis réveillée dans ses bras, unesensation bizarre au fond de moi. J'étais coupable. Mais c'étaittellement bien...Et si la fourmi n'est pas prêteuse, la pub n'estelle pas menteuse... (tontragi-comique)C'est bon la honte. Je me suis levée avant lui. Je suis restéesur le balcon toute la journée. Je ne l'ai pas vu partir.Guillaume est rentré tard, comme à son habitude. Rien ne lui asemblé différent. C'était un jour ordinaire. Pour une histoirequi ne l'était plus vraiment... (Regardnostalgique sur la photo)...

Une histoire ordinaireOù les histoires vivent. Découvrez maintenant