Vénus Erotica est difficile à juger, car c'est un ouvrage qui expose d'emblée ses alibis et ses faiblesses. Anaïs Nin rapporte qu'il fut écrit à la demande d'un mécène anonyme et à une époque où cet argent lui était nécessaire, et que ce commanditaire lui intima d'écrire des récits érotiques payés tant la page, avec pour consigne explicite de ne pas insister sur les symboles et la psychologie, autrement dit d'expurger le plus possible l'érotisme sensuel du sexe visuel et matériel qu'il réclamait premièrement.
(Entre parenthèses, prononcer : « Nine », comme pour « Nina », et non pas : « Nain » comme j'ai eu la naïveté de le faire auprès de Franck, mon libraire, qui en a profité sadiquement pour se gausser. Cet homme, soit dit en passant, a une façon insupportable de me moquer chaque fois qu'il en trouve l'occasion, et toutes mes remarques sur l'extrême combustibilité de son échoppe ainsi que sur l'immense avantage des commandes sur Amazon ne parviennent pas à le sortir de ce mode sardonique où j'ai dû malencontreusement le placer – c'est pourtant un être parfaitement obséquieux avec le reste de sa clientèle, je n'y comprends donc rien ! Il est à présent plus bloqué qu'une machine, et comme je n'ai pas accès à son programme, j'y suis verrouillé pour longtemps ; n'importe ! Tout ceci pour vous épargner ce mal au cas où il existerait deux exemplaires d'un pareil Franck : prononcer donc « Nine », puisque c'était une Américaine !)
Je n'ai aucune pitié, comme on sait, pour les auteurs qui font dans l'alimentaire : c'est toujours une faute, pour moi, de ne pas, en art, rendre son maximum, de perdre son temps en excuses, de se compromettre à quelque médiocrité. Je pourrais bien, lorsqu'un écrivain se plaint de ses « obligations » et rend un effort moindre, ne plus jamais le lire, résolument et par pure vengeance – ça m'arrive même souvent. Au prix de cette « commande », Anaïs Nin explique en préambule que son érotisme ici manque de profondeur. Cette retenue imposée dont elle aurait souffert serait cause que le livre ne la satisfaisait pas entièrement quant aux développements intérieurs de ses personnages, sans parler d'une certaine précipitation de style et d'intrigue dont elle ne parle pas encore. Ces défauts incontestables constituent certainement l'essentiel de l'explication du grand succès que le livre rencontra à sa sortie : c'est qu'il faut aux gens beaucoup de superficialité mêlée comme par maladresse de subliminales vérités intimes – ces vérités consistant en tout ce que Nin n'a pu retenir malgré les consignes qu'on lui avait imposées – pour leur agréer. Nul hier ni aujourd'hui n'accepte à cru l'érotisme pur, le fantasme véridique, l'élaboration des pensées foncières liées au corps, la narration des tourments psychologiques et physiques nés de la satisfaction ou de la frustration des désirs. Nos écrivains les plus fameux ont tous de ce vice : Sade est bardé d'excès superficiels pour la galerie ; Lawrence n'a cessé d'importuner et d'atermoyer avec ses représentations imagées de toisons pubiennes traversées de miraculeux rayons de soleil d'août ; Nabokov a contourné lâchement son sujet en proposant une pédophilie qui prenait pour sujet une fille provocante et mature dont les pratiques et pensées sexuelles sont à peine évoquées. Vraiment, l'érotisme ne paye que pour les auteurs incomplets, pudiques ou vantards, en témoignent les récents succès pseudo-transgressifs pour puritaines en apprentissage post-conjugal ou en mal d'amour.
La réalité, c'est que les gens ont peur d'eux-mêmes. La littérature est devenue tout à fait distincte du monde, au point que chacun se figure qu'on n'y doit trouver que des allusions, des anecdotes, des extraits lointains mais rien d'essentiel. Tacitement, ce qu'on reproche le plus aux livres aujourd'hui, c'est l'indécence qu'ils auraient de nous représenter tels que nous sommes – les ouvrages les plus décriés sont ceux justement qui ont osé raconter le tangible (Houellebecq fait dire à peu près : « Niort est une ville hideuse » dans son dernier livre, et on le conspue – non, décidément il ne faut rien dire du monde tel qu'il est ou tel seulement qu'on peut le voir !). C'est ce qui fait de moi non pas un auteur maudit comme on a pu le prétendre, mais un auteur désaffecté. Je ne parle toujours, dans mes livres, que de moi et de vous. C'est dérangeant. C'est impudique. On y trouve un interdit collectif sans cesse outragé comme avec négligence ou mépris. Que je commence à vous décrire précisément mon sexe ou le vôtre, et vous quitterez nos conversations comme si mes mots vous avaient violé. La surface, jamais la profondeur, jamais le vrai. Juste assez de quoi vous vanter, de quoi passer pour normal avec un petit zeste d'originalité minimale. Un foulard, ça oui, des poignets qu'on retient un peu, voire une paire de menottes, à l'occasion – mais le tout avec l'excuse de quelque déviance explicable et curable, de quelque traumatisme d'enfance, et, bien sûr, l'espoir final d'une rédemption. Mais pas le défoulement des violences sexuelles pleine de suées et d'odeurs corporelles, ni les langueurs délicieusement angoissantes de la sodomie. Ne pas parler de la substance du sperme, encore moins de son goût : tabous ! tabous ! tabous !
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.