Pâtisserie spéculative

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M Y L A

Il est dix-huit heure passé. Après un salut glorieux de ma part et un dernier monologue pour Gwen, nous rentrons chez nous. Chacune dans sa maison. Chacune avec ses problèmes personnels que l'on n'ose prononcer, de peur de réveiller ce que l'on souhaite endormir à jamais.

Et je te traine derrière moi. Luttant pour ne pas m'effondrer sous chaque pas. Je porte nos souvenirs, comme toujours, à bout de bras. En espérant te voir sourire encore une fois. En espérant voir ne serait-ce que ton ombre se relever de l'endroit où elle s'est effondrée. Un espoir vain, futile qui pourtant me fait vivre.

Je pose Frank dans le petit garage, contre des planches en bois vermoulues, datant d'un temps antérieur à mon existence. Certainement.

Puis, je file me réfugier dans la maison en courant entre les gouttes d'eau. Je file comme le vent en arrosant de boue le bas de mon pantalon. Mon sac protège ma tête de l'orage qui gronde tout en s'éloignant.

À peine ai-je fait un pas dans notre modeste cuisine jaune, qu'un poids me tombe dessus. Des ongles s'enfoncent dans mon blouson. Ceux de deux mains plaquées sur mes épaules.

-Myla ! Où étais-tu donc ! Tu as vu ce temps ? s'écrit ma mère.

Je regarde alors la fenêtre présente sur ma gauche. J'y repère quelques larmes acides du monde collées sur la transparence de la vitre. Des bulles rondes en suspens dans le temps. Et qui glissent à force de chercher un appui.

-Oh ! Tu as vu ton pantalon, il y a plein de boue dessus !

Depuis quand quelqu'un s'y intéresse ? Depuis quand elle s'y intéresse ? Ce n'est qu'un pantalon. Qui se lave et se sèche. À qui on efface toute trace inconvenue. Ça s'en va et ça disparaît, parfois même cela revient encore une fois puis disparaît encore.

Tu ne t'es pas un seul instant inquiété pour ce genre de chose, toi. Mais personne n'est comme toi. Les gens préfèrent s'attacher à des objets qu'à d'évanescents êtres humains.

Je m'imagine un instant être une de ces gouttes hydroliques. Je me vois chuter, arrachant le bout de mes doigts pour m'accrocher à cette peau lisse et froide. Mais je tombe malgré tous mes efforts surhumains. Je me renverse et finis par m'écraser dans la boue visqueuse qui m'absorbe et m'empoisonne.

Je hausse les épaules et me dégage de son emprise pour me retrouver face à Apolline.

-Soeurette, me salut-elle, des oeufs en main. Ça te dis quelques pâtisseries avec moi ? Pour faire passer le temps pluvieux ?

Du coin de l'oeil je vois ma mère soupirer. Se sentant de trop dans ce tableau familial, elle quitte la pièce dans quelques murmures inaudibles.

J'affirme donc d'un petit signe de tête. Je n'ai pas envie que ma mère m'intercepte dans la salon grâce à son bon vouloir. Je ne veux pas la voir gambader dans cette maison comme si elle était sienne. Ni m'approcher comme si j'étais toujours sa fille et non plus une inconnue.

Silencieuse, je casse les oeufs dans le récipient tandis que ma soeur met le beurre à chauffer. Le micro-onde beugle dans un grondement tacite qui m'adoucit quelque peu.

-Maman n'est pas une personne odieuse comme tu pourais le penser, t'sais.

Je commence à me demander si, chaque fois qu'elle ouvre la bouche, ce n'est pas pour m'amadouer... Depuis que maman est à la maison, Apolline semble vouloir l'innocenter.

Je ne réponds rien. Je casse un oeuf supplémentaire sous le regard de mon ainée. Sous le ronronnement du micro-onde et le grésillement du beurre qui fond.

-Elle a été une grande partie de notre vie, tu ne peux pas le nier ça. Mais elle a décidé d'arrêter d'avoir mal et de vivre. Aujourd'hui, elle revient vers nous et affronte tout ce qu'elle avait décidé d'abandonner. C'est courageux...

Mon oeuf se brise dans mes mains et des morceaux de coquille se mélangent à la pâte.

Je me tourne vers Apolline et scrute son visage brun. Je secoue la tête, presque écoeurée. J'essuie mes mains, trouve papier et crayon.

Pendant que j'écris, Apolline recupère les morceaux d'oeufs qui ont explosés et se sont confondus dans la pâte déjà épaisse.

_Une mère ne devrait jamais abandonner ses propres enfants, sa propre famille juste parce que ça fait mal !_

-Mais ouvre un peu les yeux, Marmotte ! Elle a changé !

_Nous avons déjà eu cette conversation. Si tu veux que je fasse de la pâtisserie avec toi juste pour me parler de maman, non merci._

Ma soeur pose ses mains sur sa taille. Elle ne prend même pas la peine de lire mon message. La colère rend plus sombre ses joues.

Je me sens démunie. Si l'on ne m'écoute pas par l'écrit, alors on ne m'écoute plus du tout. Et mes mots deviennent aussi morts et invisibles que les tiens.

-Toi aussi tu as changé ! me gronde-t-elle, la voix grave. Lui en vouloir pour ce changement serait en vouloir à toi même aussi. T'en veux-tu ?

Tous les jours Apolline. Tous les jours je me hais un peu plus dans ma marre de remords. Je me déteste, regrette tout encore et toujours plus. Mais je ne pourrais jamais l'avouer à quiconque autre que moi.

D'une main tremblante, j'écris cinq petits mots que je sais mensongers. Mais que j'ai besoin de voir écrits comme pour espérer les voir devenir véridiques.

_Je n'ai pas changée._

Apolline, dans une douleur qu'elle ne peut plus contenir jette mon crayon sur la table à manger. Elle forme une boule avec mon papier. Elle se plante devant moi. Et enfin, elle chuchote, la tristesse faisant gronder sa voix au-delà du tonnerre et gonfler ses yeux de larmes fugaces :

-Vas-y. Redis-moi que rien, rien du tout n'a changé chez toi et je te croirai.

Le micro-onde cesse alors de gronder.

L'être de l'AubeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant