Maggie

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                              (Partie 2)

Dans les premiers temps de ma convalescence, Sabrina passait encore me raconter les potins du lycée. Mais ensuite, ma cousine est devenue l'amie intime de Brittany et Jennifer, ce que j'ai du mal à comprendre étant donné qu'avant l'accident elles la remarquaient à peine.

Jamais je n'oserais demander des nouvelles de Lola à Sabrina... et Sabrina ne propose jamais de m'en donner. En somme, c'est de ma faute si le frère de Lola est en prison. Elle m'en veut à mort,c'est certain. En l'espace d'une nuit,nous sommes passés du statut de meilleures amies du monde à celui d'étrangères.

À chaque fois que je pense à la reprise des cours,lundi prochain, mon cœur fait des sauts périlleux. Il faut dire que j'ai passé l'essentiel de mon année de première à la maison à cause d'une infection qui s'était développé dans ma jambe suite à la première opération. À présent, je m'apprête à entrer en terminale et je ne sais pas ce qui va être le plus difficile: sortir de chez moi ou aller affronter tous les autres élèves? Et si je croisais Lola? Que pourrais-je bien lui dire?
Dans l'immédiat, j'ai envie de me cacher sous la table.
C'est alors que ma maman surgit de la cuisine, mon repas à la main. Son regard s'illumine quand elle aperçoit Jennifer, Brittany et Sabrina.

-Salut, les filles! Maggie, regarde qui est là! Tes amies et ta cousine!

Elles lui sourient hypocritement, mais ma mère ne remarque rien. Je leur adresse un petit signe d'une main molle avant de fixer un coin abîmé de la table, en espérant que ma mère saisisse le message.

-Venez donc vous asseoir avec Maggie! Elle est toute seule.

Pourquoi n'ajoute-t-elle pas que je suis une ringarde, tant qu'elle y est? Les filles se consultent du regard avant de hausser les épaules.

-D'accord.

À quoi bon faire semblant d'être amies et jouer les faux culs? Cela n'a aucun intérêt!

-Salut, dis-je alors que maman pose devant moi mon menu préféré : sandwich chaud au rôti de bœuf, soupe de pois cassés et frites arrosées de jus de viande.
-Madame Armstrong, vos sandwich doubles ont l'air délicieux, dit Brittany. Qu'est-ce que vous proposez?

Les filles ricanent tandis que je glisse un peu plus sous la table. Sans ciller, ma mère leur sert son baratin.

- Nous avons dinde et bacon avec une couche de salade, tomates, mayonnaise et notre sauce spéciale. Nous avons également rôti et fromage. Tous deux sont servis avec deux tranches de pain au milieu.

Jennifer a la mine de quelqu'un qui va vomir.
- J'ai les artères qui se bouchent rien qu'en entendant parler de tout ce cholestérol.
-Oublie le cholestérol, intervient Sabrina. Deux tranches de pain? C'est le royaume du gluten!

Depuis quand ma cousine se préoccupe-t-elle du gluten? Je baisse les yeux vers mon assiette: gluten et cholestérol à volonté!

-Je vais prendre un Coca light et une salade de crudités, madame Armstrong, affirme Brittany.
- Moi aussi, poursuit Sabrina.
- La même chose, reprend Jennifer.
- Comme sauce, je vous propose vinaigrette à l'huile d'olive,mayonnaise à l'oignon, italienne allégée...

-Huile d'olive pour moi. À part, demande Sabrina.
Jennifer fronce ses sourcils épilés,sous l'effet d'une intense concentration.
-Pas de sauce, finit-elle par déclarer.

Pas de sauce? Qu'est devenue la fille qui se goinfrait de frites et de pizzas? Un an d'absence, et je suis larguée.
Ma mère s'éloigne pour passer la commande en cuisine, me laissant seule avec ma cousine mangeuse de salade, mes ex-amies... et mon sandwich au rôti, ma soupe de pois, mes frites et mon jus gras. Je suis arrivée là faim au ventre, et j'ai perdu l'appétit avant même d'avoir commencé.
Brittany farfouille dans son sac à main pour en extirper un miroir de poche.

-Tu me le passeras quand tu auras fini? demande Sabrina.
La glace entre les mains, ma cousine tente de vérifier l'arrière de sa tête. Avec un seul miroir, c'est bien évidemment mission impossible, mais je me garde  bien d'intervenir.

-Que fais-tu, Sabrina? demande Jennifer.
- Il faut vraiment que je me fasse couper les cheveux avant demain, non?
Jennifer éclate de rire.
-Du calme, les filles! C'est une soirée, pas le bal du président!
-C'est quoi, cette soirée? dis-je en m'en voulant déjà à mort d'avoir posé la question. Car de toute évidence, je ne suis pas invitée. Et pourquoi suis-je intervenu puisque, de toute façon, je n'ai aucune envie de sortir? Maintenant, elles vont penser le contraire!
-C'est pour fêter la rentrée. Ça se passe chez Dylan Newcomb.

Plus rapide que l'éclair, ma mère revient avec trois coca Light, et une part de tarte géante pour moi. Pile à ce moment crucial, évidemment.

-Oh, il y a une fête? Maggie a tellement besoin de sortir, n'est-ce pas, trésor?

Je m'enfourne un gros morceau de sandwich dans la bouche pour éviter d'avoir à répondre.

- Tu peux venir, Maggie, si ça te dit, avance ma cousine.

Si elle m'invite, c'est uniquement par pitié. Je le lis sur son visage. Mais non, je n'irai pas. C'est décidé. Mon seul problème est de l'annoncer à ma mère sans repousser ouvertement mes généreuses amies.
Je mâche lentement, en prenant tout mon temps. Avant l'accident, j'étais une élève de seconde comme les autres et jouais dans l'équipe de tennis du lycée. Maintenant, j'entre en terminale et je n'aurais même pas le niveau nécessaire pour jouer contre une collégienne. Plus jamais je ne mettrai de jupe de tennis! Plutôt mourir que de montrer les cicatrices ignobles qui recouvrent ma jambe.
Tout en vidant ma bouche, je m'aperçois qu'elles attendent ma réponse.

-Euh...
Sincèrement, leur amitié ne compte plus à mes yeux. Mais j'ai envie de faire plaisir à ma mère. Je lui ai causé tant de soucis depuis le divorce, et c'est encore toujours elle qui me pousse à aller de l'avant. Comment ne pas culpabiliser? Ça m'arrache la bouche, mais je le dis quand même:
-Super, on va bien s'amuser.
D'un côté, ma mère soupire de soulagement; de l'autre, les filles ont le souffle coupé.

- Tu pourrais passer la prendre? demande maman à Sabrina.
- Pas de problème, tante Linda, répond celle-ci.
J'ai l'impression d'être une gamine avec sa mère qui lui organise une après-midi de jeux chez une copine.
- À quelle heure? poursuit maman.
- Vers vingt heures, je pense.
- Formidable! s'exclame ma mère comme dans une pub pour des céréales super vitaminées.

Il faut que j'arrive à me débiner sans qu'elle l'apprenne. Il est hors de question que j'aille à cette soirée,où tout le monde me dévisagera, bouche bée. Je vais me sentir suffisamment ridicule lundi, en retournant au lycée.
Maman apporte les salades et s'éloigne.

- Tu connais la grande nouvelle? me demande Brittany d'un air narquois.

Une grande nouvelle? On ne peut pas dire que j'aie pris part aux ragots, ces temps-ci.

- Caleb Becker a obtenu une libération anticipée. Il sera là demain.
- Pardon?

Jennifer plonge sa fourchette dans sa sauce avant d'embrocher une feuille de laitue.

- Mme Becker a appelé ma mère aujourd'hui pour lui dire. Je me demande s'il va être autorisé à retourner en cours.

Libération anticipée? Il devait rester enfermé pendant encore six mois. J'avais prévu d'être partie en Espagne quand il rentrerait. Une douleur intense me serre la poitrine et me poignarde les côtes à chaque respiration. Mes doigts tremblent. C'est une mini crise de panique, et je dois absolument la dominer si je ne veux pas avoir l'air ridicule.

- Ça va, Maggie? me demande Sabrina en me voyant repousser ma tarte.

En fait, ça pourrait difficilement aller plus mal.

L'accident Où les histoires vivent. Découvrez maintenant