80 IS MVNDVS NOVVS NOSTRO NON EST Ce Nouveau Monde N'est Pas le Nôtre

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La main posée sur son encrier, Aelius contemplait la plaine herbeuse et le ciel rosé, parsemé de nuages blancs du crépuscule éternel de cette région.

Un vent puissant vint balayer les feuillages au-dessus de sa tête et un fruit rond à la chair jaune tâchée de points violets tomba lourdement sur sa table de travail, manquant de renverser son encre.

L'ancien soldat saisit cette pêche étrange et croqua dedans, laissant le jus sucré envahir son palais. Cela n'avait le goût d'aucun aliment qu'il connaissait, et pourtant il en mangeait depuis le début de l'après-midi, alors que l'arbre semblait désespérément vouloir l'assommer avec.

Il avait renoncé à l'idée d'écrire à l'instant même où il avait saisit son encrier, et se contentait à présent de réfléchir aux mots qu'il avait, à un moment, cru bon de conserver sur un objet tel qu'une feuille.

Ces mots, ces constats, ces états des lieux du monde n'avaient plus de raison d'être à ses yeux. Oui, le monde changeait vite, trop vite. Les cartes n'existaient plus, les plans du réel se superposaient les uns aux autres comme des strates d'un seul et même arbre, irrigués par la magie et reliés par des nœuds de bois que seul les êtres sensibles aux nouvelles forces de cet univers pouvaient percevoir.

Il n'y avait plus rien à dire pour un humain incapable de lancer des sorts. Le monde qu'il percevait à cet instant n'était qu'un bien piètre recueil d'informations, qui n'aiderait personne. A quoi bon avoir la mégalomanie de penser que ses Mémoires feraient de la fin de son règne le début d'une légende ? Qui écouterait un vieux général déchu ?

Il s'esclaffa et ouvrit la bouche, s'apprêtant à parler seul, à faire tonner encore une fois sa voix, cette voix que tant de gens avaient écouté, en laquelle des peuples avaient cru. Puis que tout cela était inutile, autant que cela soit emporté par le vent.

Il lâcha l'encrier et le petit cylindre noir roula, laissant la feuille vierge être emportée au loin par la brise.

Non, écrire ne sert à rien. Les choses vont encore changer, et personne ne se souviendra de cette époque, de transition qu'ont été les trois premiers siècles depuis la Fracture.

Nous sommes déjà passés au Nouveau Monde.

Alors que l'humanité se relève péniblement de la guerre et de l'Apocalypse, nous n'avons même pas le temps de pleurer nos morts. Il n'y a déjà plus de place pour le passé, pour les remords et le deuil. Il n'existe plus rien de ce que nous connaissions, et il n'y aura aucun retour possible.

Comme il est dur de s'imaginer que mon existence, mon ascension et mon règne, n'ont été qu'une floraison trop précoce dans une tempête de trouble au début d'un long été. Tout ce que je croyais lumineux, juste et plein d'espoir s'est évanoui avec ce nouveau passage d'une époque à une autre.

Alors que mon rêve est transpercé par la grêle du premier orage d'été, d'autres bourgeons sont en train d'éclore, plus tardifs et solides, qui nourriront les Hommes au début de cette nouvelle saison.

Et ces bourgeons se dressent sur des ruines, s'armant d'épines et de fruits acides pour nourrir les Hommes de rage. Plus que jamais, la révolte gronde en Outremer, animée par des chamans puissants qui ressurgissent des tourments de l'Histoire. Un peuple fier est en train de se dresser au rang de défenseur des Hommes face aux Esprits, alors que son folklore et sa religion sont enfin reconnus comme des savoirs. C'est vers les hauteurs des perchoirs rocheux de l'Archipel que fuient tous les hommes en quête de protection.

D'autres bourgeons, déjà éclos à la saison passée sur des arbres malades, ne fourniront plus jamais de fruits. L'ancien Dongnan s'est effondré, il est en proie au chaos total, alors que toutes les villes fortifiées sont tombées en ruines. Toutes les avancées technologiques humaines ont définitivement été dépassées par la Nature. Le lière et les graminés ont envahi les réacteurs à énergie, les lianes ont poussé dans les rues, et aucun bouclier n'a tenu face à l'invasion des créatures sorties de l'ouverture du Voile.

MASTANIOù les histoires vivent. Découvrez maintenant