Pendant tout le trajet, de Saint-Charles à Paradise, mon père garde les yeux posé sur moi, sans la moindre expression. Ma mère, elle, se tord nerveusement les mains en regardant droit devant elle.
Bon sang, mais qu'est-ce qu'elle attend de moi? Si seulement elle pouvait cesser de me rappeler à chaque seconde que je suis un mauvais fils.
Au moment où nous prenons Masey Avenue, Paradise Park s'ouvre devant nous. C'est le jardin public où j'ai perdu mes deux dents de devant, à l'âge de cinq ans, et où je me suis battu pour la première fois, quand j'avais neuf ans. C'était la belle époque!
Un pâté de maison plus loin, nous atteignons notre demeure en brique, à deux niveaux, avec ses quatre piliers blancs encadrant l'entrée. Je sors de la voiture en prenant une profonde inspiration.
Je suis à la maison, enfin.- Bon, alors... bienvenue à Paradise, entonne mon père en ouvrant la porte.
J'approuve d'un signe de tête, quoique cette phrase d'accueil me semble terriblement banale. J'entre lentement. Dans le hall, rien n'a changé. La décoration est restée identique. Pourtant, je ne me sens pas chez moi.
- Je, euh, vais monter dans ma chambre.
Un peu plus et je demandai l'autorisation. Un réflexe hérité de la prison, sans doute.
Je monte quelques marches, mais je ne me sens pas bien. J'étouffe. Je transpire. Je poursuis ma lente progression en scrutant le couloir quand, soudain, une forme arrête mon regard. Une apparition noire appuyée contre la porte de la chambre de ma sœur.
Minute...
Cette sombre vision, c'est bien elle. C'est ma sœur jumelle, Lola, en chair et en os. Intégralement vêtue de noir. Ses cheveux sont noirs, tout comme son maquillage. Dingue, elle a même du vernis à ongles noir! Elle est devenue gothique jusqu'au bout des ongles. Un frisson me parcourt. Est-ce vraiment ma sœur? On dirait un cadavre...
Sans me laisser le temps de reprendre mes esprits, Lola me saute au cou. Soudain, d'énormes sanglots jaillissent de sa bouche, et je ne peux m'empêcher de songer à mon camarade de cellule.
Quand le juge Farkus m'a annoncé, d'un air dégoûté, que j'allais être enfermé pendant près d'un an pour ma terrible négligence et ma stupide conduite en état d'ivresse, je n'ai pas bronché. Quand les gardiens m'ont ordonné de me déshabiller pour pratiquer une fouille complète, je me suis senti humilié comme jamais; et lorsque Dino Alvarez, membre d'un gang des quartiers sud de Chicago, m'a plaqué dans un coin dès mon deuxième jour à l'E.P., j'ai failli faire dans mon froc. Pourtant, pas une seule fois je n'ai pleuré.
Je caresse affectueusement la tête de ma sœur; qu'est-ce que je pourrais faire de plus? Je n'ai quasiment eu aucune contact physique pendant un an. Et à présent, alors que j'ai l'occasion de serrer ma sœur dans mes bras, on dirait que tous les murs se referme sur moi.
- J'ai besoin de m'allonger un moment, dis-je en la repoussant délicatement.
Ce dont j'ai surtout besoin, c'est d'oublier le fossé qui s'est creusé entre l'ancienne et la nouvelle famille Becker.
Quand j'entre dans ma chambre, les craquements du parquet résonnent dans mes oreilles.
𝑈𝑛𝑒 𝑣𝑟𝑎𝑖𝑒 𝑐ℎ𝑎𝑚𝑏𝑟𝑒 𝑑𝑒 𝑔𝑜𝑠𝑠𝑒. Sur les étagères reposent mes coupes sportives et mon sabre laser d'Anakin Skywalker, de 𝐿𝑎 𝐺𝑢𝑒𝑟𝑟𝑒 𝑑𝑒𝑠 𝑒́𝑡𝑜𝑖𝑙𝑒𝑠, à l'endroit où je les ai laissé. Au-dessus de mon lit, une banderole du lycée de Paradise, fixé par des punaises. Je retrouve même la photo de Kendra dans son uniforme de Pom-Pom girl, scotché à la tête de mon lit, comme si nous étions toujours ensemble.
Le jour de mon arrestation, j'ai coupé tous les ponts avec elle. Kendra est une fille à papa, et les gens qui on partagé ma vie ces derniers mois les dégoûteraient, elle et ses parents. Je l'imagine trop bien faire la snob devant la petite copine de Dino Alvarez pendant les visites hebdomadaires. À l'E.P., la dernière chose dont j'avais besoin, c'était de me faire chambrer par les potes à cause des vêtements de marque et du sac à main à deux cents dollars de ma petite amie.Dans mon cas, le jour des visites se résumait à ma mère nerveuse qui se tordait les mains en me dévisageant comme si j'étais l'enfant d'une autre. Sans oublier mon père qui parlait météo et chiffons pour combler les silences.
En ouvrant mon placard, je découvre de nouveaux vêtements à la place des miens. Je n'ai plus aucun tee-shirt, ni aucun pull à moi. Toutes mes fringues ont été remplacées par des chemises de fayot, pendues en rang comme des petits soldats, et des pantalons à pinces de diverses couleurs, pliés et rangés comme chez Gap.
Voyons voir un pantalon; je le déplie. À vue d'œil, il est trop petit. Va-t-elle comprendre que je ne suis plus le petit maigrelet que j'étais? Pendant un an, j'ai fait du sport tous les jours, pour transpirer ma rage et décourager les durs comme Alvarez. Et quand on prend du muscle, c'est toute la stroud corps qui se modifie.
M'asseyant à mon bureau, je regarde par la fenêtre, vers la maison des Armstrong. Ma chambre donne directement sur celle de Maggie.
Maggie Armstrong.
La fille que l'on m'a accusé d'avoir mutilée.
C'est bon, je sais que c'est injuste. Mais j'ai du mal à ne pas lui en vouloir. Sans elle, je ne serais jamais allé en cabane. Ces douze derniers mois, j'ai repensé tant de fois à Maggie et à cet accident inimaginable.
- Caleb, tu est là? demande mon père avant de frapper.
J'adore les gens qui frappent à la porte. Je n'ai pas entendu ce bruit-là depuis un an. Je l'invite à entrer. Il a toujours ses épais cheveux noirs, et sa moustache bien taillée. C'est un père assez chouette, dans l'ensemble, mais quand il est question de résister à maman, c'est une vraie mauviette.
- Ta mère a invité quelques-unes de ses amies, après le dîner, pour, euh... fêter ton retour à la maison.
Je sens ma nuque se raidir. Quelle idée d'organiser une fête de bienvenu pour un gars qui vient de sortir de taule...
- Annule.
Les veines de son cou se gonflent et virent au violet.
- Écoute, elle a traversé une année difficile, avec toi en prison. Fais-lui plaisir, et joue la comédie devant ses amies. Ça sera plus simple pour tout le monde.
- Jouer la comédie?
- Oui, colle-toi un sourire sur le visage et papote avec les dames de son club. C'est ce que je fais tout le temps, conclut-il avant de sortir aussi vite qu'il est entré.
Il me faut quelques secondes pour enregistrer ses propos. Sourire? Comédie? Je suis à Hollywood sur le tournage d'un film ou quoi? Hélas! non, ce n'est pas du cinéma. C'est ma vie.
J'allume mon sabre laser, le manipule tel grand guerrier Jedi et son bourdonnement emplit la pièce. Combien d'heures ai-je passées avec ce truc en main, à affronter en duel des démons imaginaires, quand j'étais enfant?
Désormais, mes démons sont bien réels. Et je dois néanmoins les combattre.
Avec des armes autrement plus difficiles à manipuler.
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L'accident
Teen FictionUn an après l'accident qui a failli lui coûter la vie, Maggie peut enfin retourner au lycée. Hélas, elle a perdu toute confiance en elle et semble incapable de retrouver sa joie de vivre. Car tout, dans la petite ville de Paradise, lui rappelle les...