Un voyage au pays des fées

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    Les brindilles craquent sous le cuir de mes souliers et rejoignent le hululement ambiant du hibou en quête de souris. La Nuit a revêtu son grand voile noir piqué d'or et d'argent, son œil sélène illuminant le bois d'une pâle lueur. Epuisé, affamé, assoiffé, j'erre entre ces sombres feuillages. Ma route est entravée par les racines sournoises tandis que les branches fouettent mon visage. Devant moi, un néant s'étend à l'infini. Je ne peux reculer et peine à avancer, je suis pris entre deux obscurs océans occultant ma vision et troublant mes mouvements. Les ronces me mordent les chevilles et les orties me brûlent les mollets. Seule mon obstination me permet de soulever mes jambes et mes gestes rendus mécaniques menacent de me faire choir sur le tapis de mousse humide. Mes pupilles sont captées par les lucioles et autres vers luisants dont la lumière glauque semble me tracer un chemin dans les ténèbres. Poussé par ma curiosité inconsciente, mes pieds se posent sur des pierres plates, seules surfaces stables de ces bois. Et mon corps soulagé se hâte par la voie illuminée. Mon œil peut maintenant découper des bosquets dans cette obscurité. Des souffles chantants et riants chatouillent mes oreilles. Eperonné par ces bruits, je tire mon corps à la traîne, désireux de savoir de quoi il retourne. Sur ma route, un curieux scintillement me fait tourner la tête vers un rire moqueur gambadant au loin. Réprimant un frisson, je prends le sentier me menant à cette apparition. Sur ce chemin herbu, entre quelques buissons, ma main est happée par une forme floue qui m'oblige à plonger vers l'inconnu. Nous traversons la haie et comme remontant à la surface, ma tête est assaillie de sons et de lumières. 

    Une foule de silhouettes serpente entre de longues tables de chêne, distribuant la bonne chair et arrosant de bons vins. Les rires et les chants se mélangent aux flûtes de Pan et aux tambourins, les convives battant la mesure de leurs pieds et de leurs mains. Des corps virevoltent dans des spirales compliquées, effleurant les sylphides au rythme des sons enivrés. Mon guide me tire le bras, sa cape de cheveux de soie volant entre la bière et les rôtis. Mon estomac se tord sous les différentes odeurs et ma gorge me pique quand mes yeux se posent sur l'ambroisie coulant à flots, portée par une armée d'Hébés et de Ganymèdes. Mais ma course ne s'arrête pas. Nous percutons un nuage de fumées étourdissantes rejetées par une assemblée fumant la pipe et le calumet, assise à même le gazon moelleux. Des lampions et lumignons multicolores volent au dessus de ce joyeux festin. Mais nullement affectée par toute cette effervescence, ma ravisseuse poursuit inexorablement son chemin. Nous évitons un groupe de serveuses transportant moult sangliers, faisans et biches faisandés. Nous zigzaguons parmi les danseurs pris dans leurs boléros furieux et leurs joyeuses rondes. Tout n'est que gaieté et rires graveleux, recouvert de fumets gras et alcoolisés. La symphonie assourdissante se fait plus diffuse.

    Ici, des hommes et des femmes se déplacent d'une façon si aérienne qu'ils paraissent léviter. Leurs corps sont enveloppés de voiles diaphanes brillant au clair de lune. Au sommet d'une volée de marches de marbre, deux trônes d'ébène couverts de fleurs surplombent le banquet. Sur l'un d'eux, une femme est assise, sa beauté divine irradiant mon visage.
    Sa peau d'une blancheur immaculée paraît être taillée dans le marbre des dieux. Ses yeux sont d'un bleu profond. Ils sont deux abysses avalant mon âme et la recrachant dépouillée de la quintessence de mon être. Sa bouche d'un rouge sanglant est comme le plus succulent des fruits de la Tentation et je reste interdit devant ses lèvres si attirantes, rêvant d'y goûter et de goûter enfin ! les profondeurs du plaisir charnel. Ses cheveux de soleil cascadent sur ses épaules graciles et des mèches esseulées sont remontées, enserrant une couronne de pampre et de ciguë mêlés. Son corps drapé de moire étincelante et de velours de rayons de lune filés, au fil de ses mouvements délicats, fait onduler tous les tissus flottant autour d'elle. Sous le tapotement de son thyrse de bois vert, je m'agenouille. Le masque d'albâtre de ma Galatée enchaîne mon âme et je me courbe, dans l'espoir de pouvoir baiser ses pieds. Sa voix envoûtante vient frapper mon esprit et le faire vibrer.

    << Bienvenu, voyageur harassé, dans le domaine de sa Majesté Obéron, le roi des fées. En son absence, je gouverne en son nom, moi Titania, son épouse. Viens te rassasier, étranger, et t'enivrer en notre nom et celui de la fête. Reste jusqu'à ce que les carcasses soient dépouillées et le vin asséché. Joins-toi à notre ronde infinie et dansons ! Battons des mains, des pieds ! Déchirons la Terre pour la faire danser jusqu'au Ciel ! >>

    Par un geste de sa main, une domestique aux pieds nus et aux yeux pétillants, gigotant sous la musique, apporte un plateau d'argent où une coupe de bois sculpté repose. Un liquide fumant, sentant bon les fruits et les épices, tourbillonne dans le nid des animaux du gobelet. Et sous le regard impérieux de ma reine, je bois le verre d'une traite. Cette boisson est infecte ! Sa chaleur et son goût âcre étreignent ma gorge de leurs anneaux de liqueur. Mon sang chante à mes oreilles quand le venin s'insinue au plus profond de mes veines. Il atteint mon cœur qui se met à pleurer des larmes impures emportant ma conscience. Puis vient le vide.

    J'ouvre les yeux sur un plafond de feuillages, les yeux étourdis et la poitrine palpitante. Je me redresse sur le tronc contre lequel j'étais couché, tous mes muscles, tous mes os criant de douleur. Je regarde autour de moi pour repérer une quelconque trace du banquet, le souffle court. L'ai-je rêvé ? Ce paysage onirique était donc irréel ? J'ai pourtant encore ancré en moi le sourire mutin de cette déesse de pierre belle à se damner.  



Un voyage au pays des féesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant