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[Le] Sopha [Document électronique] : conte moral / Crébillon
INTRODUCTION
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Il y a déjà quelques siècles qu' un
prince nommé Schah-Baham régnoit
sur les Indes. Il étoit petit-fils
de ce magnanime Schah-Riar,
de qui l' on a lu les grandes actions
dans les mille et une nuits, et qui, entre
autres choses, se plaisoit tant à étrangler
les femmes et à entendre des contes : celui-là
même, qui ne fit grâce à l' incomparable
Schéhérazade qu' en faveur de toutes les belles
histoires qu' elle sçavoit.
Soit que Schah-Baham ne fut pas extrêmement
délicat sur l' honneur, soit que ses
femmes ne couchassent point avec leurs
nègres, ou (ce qui est pour le moins aussi
vraisemblable) qu' il n' en sçut rien, il étoit
bon et commode mari, et n' avoit hérité de
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Schah-Riar que ses vertus et son goût pour
les contes. On assure même que le recueil
des contes de Schéhérazade que son auguste
grand-père avoit fait écrire en lettres d' or,
étoit le seul livre qu' il eût jamais daigné
lire.
à quelque point que les contes ornent
l' esprit, et quelque agréables, ou quelque
sublimes que soient les connoissances et les
idées qu' on y puise, il est dangereux de ne
lire que des livres de cette espèce. Il n' y a
que les personnes vraiment éclairées, au dessus
des préjugés, et qui connoissent le vuide
des sciences, qui sçachent combien ces sortes
d' ouvrages sont utiles à la société, et combien
l' on doit d' estime et même de vénération
aux gens qui ont assez de génie pour en
faire, et assez de force dans l' esprit pour s' y
dévouer, malgré l' idée de frivolité que l' orgueil
et l' ignorance ont attachée à ce genre.
Les importantes leçons que les contes renferment,
les grands traits d' imagination qu' on
y rencontre si fréquemment, et les idées
riantes dont ils sont toujours remplis, ne
prennent point sur le vulgaire, de qui l' on ne
peut acquérir l' estime qu' en lui donnant des
choses qu' il n' entende jamais, mais qu' il
puisse se faire honneur d' entendre.