À L'hiver.

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Toujours, à la fin de l'année, la douce chaleur qui fait vibrer la vallée s'éteint, et fait place à de froides visions scandinaves.
La nature se tait, sa mère s'endort sous une épaisse couche de neige, omniprésente et immaculée, bordée par de hauts arbres filiformes, fantômes effeuillés qui se dressent désormais de toute la hauteur de leur squelette pétrifié. Quelques sapins privent les sous-bois de la moindre lumière, la neige s'entasse trop sur leurs feuilles restées drues. Les animaux disparaissent, c'est la fin du moindre sautillement de mulot, du plus infime battement d'aile de papillon. La vie se retire, et laisse place au désert sombre.
     Moi, je contemple la vallée depuis ma lucarne, d'où l'on voit la journée le versant opposé, loin sur l'horizon. Mais la nuit, il se perd dans l'obscurité lointaine, impénétrable forteresse habitée par les ombres. Toute la vallée glisse sous mes pieds vers le vaste creux, loin en contrebas. Très haute dans le ciel, la pleine lune éclaire pâlement la nuit, si haute qu'on on est pris de vertige. Un vent épais, glacial, chargé de flocons de neige m'empêche de fumer, alors je reste sur le rebord et le laisse emmêler mes cheveux. Prisonnières de leur cavalier, les épines des sapins s'évanouissent en virevoltant dans les airs, emmenées par une danse étourdissante.
     D'indiscrètes pensées surgissent autour de moi et m'encerclent. J'y suis habitué, elles sont désagréables mais passagères. Je les entends. Elles se demandent ce que je fais, assis là devant le vide. Elles ne me croient pas quand je leur dis que je fume, elles savent que je pense à me débarrasser d'elles. "Tu ne nous aime pas", demandent-elles tristement à tour de rôle ? Non, ma jalousie, je ne veux plus te voir. Et vous autres, mélancolie, hésitation, fainéantise, partez toutes avec elle. Non, ça je ne leur dis pas. Elles ne le comprendraient pas. Je les accueille depuis trop longtemps. J'ai choisi de les adoucir et de m'habituer à elles, mais la tâche s'annonce ardue.
Leur tristesse apparente n'est là que pour me rendre coupable de leur abandon, comme si je devais prendre en pitié celles qui me terrassent sans cesse. Elles veulent mon agonie, elles grandissent avec elle: c'est là qu'elles s'abreuvent le plus de mes pensées, pour les recracher en mélange décharné comme une chouette rend les reliefs de son dernier repas. Mais difficile de reconstituer l'innocent rongeur après un tel massacre.
Ce soir, pourtant, elles restent limpides, et calmes. Je peux penser en paix. Leurs griffes éthérées me passent dessus sans m'abîmer. Mais même si je le voulais, serai-je capable de me débarrasser d'elles ? En un sens, je leur dois tout. Fainéantise m'a appris l'introspection, et c'est dans l'introspection que j'ai appris à connaître les autres. Jalousie m'a montré la voix de la confiance, ce qui ne plût pas à Hésitation, alors elle me montra le jugement. Mélancolie finit enfin par faire naître la patience, et alors je vis, grâce à elles, que tout n'était pas si noir. C'est ce qui me fait penser que je suis lié à elles. Et leur prétendu attachement à moi ne sonne peut-être pas si faux.
     Mes yeux rassasiés de ces paysages, je laisse mes Ombres m'accompagner jusqu'à mon lit, et s'effacer paisiblement. Je ne leur en veux pas. L'homme est un animal égoïste et orgueilleux, devant les défaites il cherche constamment à s'extraire de la responsabilité et cherche un coupable. Une fois seulement cet aveu fait à soi-même, on comprend que vaincre la culpabilité passe par la compréhension de ses démons, qui doit servir à les dompter, pour faire disparaître leur virulence. Si on se sait réfléchi et abouti, c'est que nos affres sont effacées, on s'approche de la perfection que chacun envisage pour soi-même et la culpabilité s'en trouve amoindrie. Mais accéder à cette perfection propre à chacun ne peut se faire sans comprendre ses problèmes.
     Marchez avec vos démons, laissez-les vous tirer par la main. Si horribles soient-ils, si déchirés soient les paysages qu'ils vous fassent traverser, s'ils vous entraînent si obstinément, c'est parce qu'ils veulent vous montrer la finalité du voyage. Que vous le vouliez ou non, vos affres vous accompagneront pendant un bout de chemin, et en apprenant à les connaître, vous finirez par les maîtriser et ainsi repartirez de plus belle vers le bonheur, paré à faire face aux prochains obstacles. Mais repoussez-les, et  les ombres vous attaqueront de plus en plus violemment. Contre elles vous ne pourrez gagner.
     La Lune pâle laisse enfin place au Soleil du printemps. Les ténèbres hivernaux se retirent, et la vie revient, fière et noble après le triomphe temporaire de la saison morte.
Face au Soleil ou à la Lune, je continuerai d'avancer. Je sais que je ne peux avoir peur de rien, mes Ombres marchent dans mes pas.

Par une nuit claire, au creux de l'hiver. Où les histoires vivent. Découvrez maintenant