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Vendredi, je me retrouve comme une fleur en fin de journée avec ma valise sur le palier coquet de la meulière limougeaude de mon amant que je n'ai pas prévenu de ma visite. Enfin, j'ai tenté plusieurs fois de le joindre, sans succès. Au pire, si je me retrouve à la porte, j'irai chez moi aux Arbouillères en taxi.

Soudain, un doute m'assaille : c'est toujours lui qui est venu chez moi, et la seule fois où je lui ai rendu visite, il m'avait donné rendez-vous en avance. J'espère que je ne vais pas être accueillie par une épouse et une ribambelle de mômes dont il m'aurait caché l'existence. Mon cœur commence à battre la chamade à cette pensée lorsqu'il m'ouvre la porte.

Je ne sais pas quoi penser de son air surpris. Il me dévisage comme s'il n'arrivait pas à me reconnaître, là, dans son cadre familier, habillée et sortie de mes draps. J'ose un « Salut » un peu merdeux de la fille soudain consciente que sa surprise était de mauvais goût.
C'est alors qu'il me prend dans ses bras sans rien dire et me sert contre lui comme s'il ne m'avait pas vue depuis des semaines. J'ai droit au plus fabuleux baiser depuis que je connais Antoine. Je crois que, finalement, ce n'était pas une si mauvaise surprise.
Se contrefichant de ma valise, il m'attire à l'intérieur, tout contre lui, et nous commençons sans un mot à profiter de notre week-end.

Le lendemain matin, nous profitons pour la première fois d'un vrai petit déjeuner digne de ce nom depuis que nous nous connaissons. Ni tassés dans ma chambre de bonne, ni embaumés de la puanteur de la robe à la licorne de mon ancêtre.

Bien qu'il n'en ai rien laissé paraître chez moi sur ma mini plaque de gaz, Antoine est un fin cuisinier. Il n'apprécie pas la bonne nourriture que lorsqu'elle est préparée par une tierce personne. J'ai droit à des muffins beurrés aux œufs mollets et bacon, un café pressé à l'italienne et un gâteau moelleux au chocolat. C'est certain que ce ne serait pas la maigrichonne Brenda du commissariat qui apprécierait un tel festin.

Mon amant a dressé une jolie table dans sa cuisine trop grande pour la surface de sa maison, avec une nappe anthracite et une vaisselle en porcelaine tellement charmante que je ne l'aurais jamais soupçonnée dans les placards d'un homme, même en faisant fi de tous les préjugés dont je suis capable. Visiblement, j'en ai encore trop. Même la cruche avec le jus d'oranges (pressées !) est une sorte d'adorable d'antiquité en laiton qui me laisse sans voix.

Je note que même dans la cuisine, il y a des livres planqués partout. Beaucoup de romans, mais pas que. Il y a aussi quelques ouvrages d'histoire et de géopolitique. J'ai tout ce qu'il faut ce week end pour me renseigner sur la guerre du Golf, la pénurie de pétrole et l'ascension au pouvoir de Barak Obama, on dirait.

Je me sens d'un coup extrêmement détendue. Comme si je me trouvais exactement là où je devais me trouver. Comme s'il y avait un alignement parfait des planètes. Et ce, à Limoges, dans une maison dont j'ignorais même l'existence au début de l'année. Ça me donne d'agréables frissons.

— Qu'est-ce que tu veux faire, ce week end, Angèle ? me demande soudain Antoine, éclatant sans le savoir la bulle de contentement dans laquelle je me complaisais.
— Comment ça ?
— On ne va pas rester enfermés ici.
— Pourquoi pas ?

Il éclate de rire.

— Déjà parce qu'il faut que j'achète quelque chose pour ce soir, et pour nous demain, étant donné que je n'avais pas prévu ta visite.
— Je suis désolée.
— Ne sois pas désolée, je suis ravi que tu sois là. Je n'aurais pas osé te demander de venir.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Eh bien tu sembles si... attachée à Paris. Et tu n'as pas de voiture pour circuler dans la ville. Que feras-tu à la fin du week end ? Tu retourneras à Paris ? Ou tu en profites pour faire un tour aux Heures Claires ?
— Je ne sais pas. Je ne suis plus allé seule chez mamie depuis que j'ai découvert le squelette de Zélie dans le jardin. Je ne sais pas si j'en suis capable. La dernière fois, j'étais avec Julie.
— Angèle, il faudrait peut-être arrêter d'appeler ton manoir « chez mamie », c'est chez toi depuis des mois, maintenant.

Je ricane nerveusement.

— Je n'arrive pas à m'y habituer. Et c'est comme si je ressentais constamment la pression sur mes épaules de tous les membres de ma famille qui m'en veulent d'avoir hérité seule de la maison.
— Ta grand-mère leur a pourtant légué de nombreuses autres choses. Enfin... s'ils ressemblent tous à ta sœur, je veux bien croire que... désolé, se coupe-t-il. Je ne devrais pas la juger. Je ne la connais pas.
— Oh, t'en fais pas. Rose est une peste. Ça fait des années qu'on se dispute. Je ne lui rends visite que pour voir mes neveux.
— Conçus dans le sacrement du mariage.

Nous éclatons de rire.

— En fait, tu as réussi à déchiffrer la lettre ?
— Quelle lettre ?

Je suis outrée par toute la suspicion qui habite son regard à cet instant. Quelle lettre ?

— Oh mon dieu ! La lettre ! réalisé-je enfin. J'avais oublié ! J'étais trop occupée à penser à...
— À quoi ?
— À rien.
— Angèle.
— À penser à toi. C'est trop NUL. Je devrais être pendue pour avoir révélé un truc pareil !

J'engouffre mon muffin à pleine bouche pour faire passer la pilule (ou plutôt pour l'étouffer. De beurre). Antoine, lui, se cache pour que je ne le vois pas pouffer de rire. Sauf que je le vois très bien ! Il me prend la main en tentant de reprendre son sérieux.

— Moi aussi je pense à toi tout le temps.

Le rouge me gagne les joues. Et les oreilles, et le cuir chevelu. Une minute passe ainsi, dans un silence absolu.

— Ça devient trop pour moi, lâché-je soudain.
— Comment ça ?
— Les sentiments, tout ça, j'ai pas l'habitude.

Je me rends compte que ce n'était pas tout à fait la bonne chose à dire. Mais Antoine ne s'offusque pas. Il continue à sourire, et vient vers moi. Il me soulève dans ses bras, et me porte jusque sur le canapé de son salon tout étriqué. Je me laisse aller au fabuleux baiser que nous échangeons, confortablement enlacés dans le divan.
C'est alors qu'il s'arrête pour se saisir de son téléphone, posé sur les livres qui font office de table basse.

— Voyons voir cette lettre... déclare-t-il en revenant m'enlacer.

Je ne peux pas résister. Parce que résoudre une énigme tout en étant collée à son amant, je crois qu'il n'y a rien de mieux.

Le Marais des hérétiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant