La chasse

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La porte du sas allait s'ouvrir. Derrière attendaient le froid et la nuit de l'Obscur. Peut-être la mort.

L'estomac de Khe se contracta encore un peu plus, sa gorge se noua. C'était la première fois qu'il effectuait une battue au large de la Bourrique. Jusqu'à maintenant, il s'était contenté de chasser au près, dans le faible halo de lumière que le Trail-Wagon projetait.

Le jeune Foraineur jeta un rapide coup d'œil aux autres chasseurs. Il espérait puiser dans leur sérénité la force de faire le vide dans son esprit. Ils étaient une dizaine, tous revêtus comme lui de la combinaison intégrale en cuir noir que le froid extérieur imposait. Une besace jetée sur le dos contenait les instruments dont ils pourraient avoir besoin : un bâton de lumière de l'Avant, un casse-tête, un lasso en rueg tressé. Certains, comme Khe, avaient des carquois.

Tout cet armement suffirait-il pour affronter les multiples dangers de l'Obscur, pour ramener une nourriture indispensable à la Tribu ? Bien que Jupter eût désigné les meilleurs guerriers amuseurs de la tribu, Khe pouvait deviner la maigreur famélique de ses compagnons. À l'exception peut-être de Bonebreaker, taillé dans un roc, les combinaisons flottaient sur les membres affaiblis des Foraineurs, là où habituellement se trouvaient des muscles épais et durs. Oui, il valait mieux qu'Hermès ne se fût pas trompé, lorsqu'il avait intimé aux Foraineurs de s'arrêter pour effectuer une battue.

Comme une grande majorité de la Tribu qui se tenait dans le Foyer, Khe, le regard vide, mâchonnait une racine de rueg pour tromper la faim.

C'était tout ce qu'il restait des stocks du gros tubercule, dont les très grandes feuilles donnaient une fibre utilisée pour les vêtements et renfermait une chair insipide et nutritive. Les pistils de la plante produisaient en outre une huile que les Machinistes de la Bourrique brûlaient pour faire avancer le monstre mécanique. Malheureusement, de même que les autres vivres, les Foraineurs avaient progressivement épuisé les provisions faites dans le dernier Stallite qu'ils avaient rencontré, Broken Angel.

Depuis, femmes, enfants et guerriers amuseurs passaient le temps, avachis sur le plancher en laiton du Foyer, attendant que Mère Tortue, la divinité protectrice des Foraineurs, leur indique que faire par la voix d'Hermès. Ce n'était pas la première fois que les Foraineurs, dans leur longue errance, se trouvaient dans une situation critique, mais jamais jusqu'à présent, leur résistance n'avait été soumise à si rude épreuve.

Leurs forces allaient déclinant, et même les enfants, courant nus dans l'immense pièce, perdaient de leur vivacité.

Aussi, ce fut avec une joie sauvage que les visages gris des Foraineurs se tournèrent vers Hermès, lorsque celui-ci déboula de sa Chambre, située au niveau supérieur, vociférant et sautillant sur les marches métalliques de l'escalier.

Son gros ventre lisse, sur lequel trônait un pendentif en forme de tête de mort, bondissait au rythme de ses trottinements, il levait les bras en l'air et criait : « Foraineurs ! Mère Tortue m'a parlé. J'ai chevauché avec elle sur le dos de Trick, et Tao m'a fait ressentir les esprits. Il y a des bêtes dans les environs. Peut-être des Burs ou des Chacrals, et certainement des lézards ! Jupter ! » Le sorcier interpella le Tribun, qui sortit en courant de sa Chambre personnelle, située elle aussi à l'étage. « Fais arrêter la Bourrique. Nous allons chasser. »

Le chef de la Tribu dirigea son corps sec vers un des nombreux tubes métalliques qui veinaient les parois du Foyer, et, ayant soulevé l'opercule de l'écoutille, aboya : « Machinistes ! Arrêt immédiat. » Aussitôt, un crissement à la limite du supportable emplit les entrailles de la gigantesque locomotive, faisant vibrer l'entière structure métallique. Les freins hydrauliques appuyaient sans ménagement sur les dix roues du Trail-Wagon.

Les derniers soubresauts de la Bourrique passés, Jupter embrassa du regard l'ensemble de sa Tribu. Son regard gris et froid, que soulignaient ses traits taillés à la serpe, scruta en détail chacun des guerriers amuseurs. Parfois il arrêtait son inspection et lançait le nom de celui qu'il avait choisi. « Kranor ! », « Godarian ! ». Il interpella ainsi une dizaine d'hommes, puis se dirigea vers la cabine de contrôle. Mû par une dernière réflexion, il arrêta sa marche énergique, et jeta sans se retourner : « Toi aussi, Khe ! », puis repartit.

Le jeune homme n'en crut pas ses oreilles. Il espérait depuis longtemps faire partie de l'élite des chasseurs, mais jusqu'à maintenant Jupter lui avait toujours refusé ce privilège. Pourtant, le Tribun était son père ; mais il n'avait jamais montré un quelconque attachement à son fils, restant froid et distant avec lui les rares fois où ils étaient seuls tous les deux.

Parfois, Khe se demandait même si le grand guerrier ne lui en voulait pas d'avoir une pigmentation plus foncée que la sienne, comme si cela lui rappelait douloureusement que la femme qu'il aimait était morte. Le chasseur en serait resté là de ses pensées, si Hermès ne s'était rapproché et ne lui avait glissé doucement:

─ Allons, Khe, que fais-tu? Tu devrais te préparer. A sa manière, c'est un honneur que Jupter te fait.

─ Tu crois ?

─ Mais bien sûr que je crois, le morigéna Hermes. Je te rappelle que Jupter est mon ami avant d'être le Tribun des Foraineurs. Je sais comment il est. Allez, dépêche-toi, Khe, les chasseurs ne vont pas t'attendre jusqu'à ce que la Grande Boucle soit terminée.

Le visage replet du sorcier se fendit d'un sourire, et il poussa son protégé, son élève, vers l'entrepôt des armes.

C'est ainsi que Khe se retrouva dans l'étroit sas qui permettait la communication entre la Bourrique et l'Obscur. Ce sas était nécessaire, sans quoi le froid et la désolation qui régnaient à l'extérieur auraient pénétré dans les entrailles protégées de la locomotive.

Les chasseurs serraient fortement leurs armes, des arcs, des lances et des casse-têtes, psalmodiant des chants de chasse et de mort. Ils demandaient par avance pardon à Tao pour les âmes des bêtes qu'ils allaient tuer.

Khe se força à respirer calmement. Il ne voulait pas troubler ses compagnons. Son impatience dut toutefois transparaître, car Sesh, un Foraineur un peu plus âgé que lui, le rassura :

─ T'inquiète pas, si t'as le moindre problème, tu utilises le bâton de lumière. Deux coups si t'as attrapé une grosse prise, un Bur ou un Chacral. Trois coups si t'es en difficulté.

Khe se retourna vers la silhouette noire. Seules les orbites de l'homme trouaient l'uniformité de la combinaison en cuir ; ses yeux tirés par la fatigue brûlaient d'un faible éclat au milieu d'orbites ridées et salies par la poussière.

─ Merci, répondit Khe. Tao nous guidera, et nous ferons une bonne chasse.

À ce moment, Bonebreaker tourna la manivelle vert-de-gris de l'ouverture. Khe tendit ses muscles, sa respiration se fit plus courte.

─ De toute façon, reprit Sesh dans son dos, le pire qui puisse t'arriver, c'est de rencontrer une Bête de l'Obscur. Et comme Hermes n'en a pas senti, tu devras juste... affronter des lézards hauts comme des Papooses.

─ Tao t'entende, murmura Khe, alors que le sas s'ouvrait sur l'Obscur, et qu'un vent glacé enveloppait les chasseurs de la tête aux pieds.

Les Joueurs de Lost VegasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant