Au bar

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À l'angle de la rue André del Sarte et de la rue de Clignancourt, se trouve un bar très prisé des riverains. Son auvent rouge brillant drapée de loupiote bon marché couvre le mur de pierre blanches délavées. Quelques chaises et tabourets sont placés près de tables extérieurs et des musiques provenant de la porte entrouverte attirent l'attention du passant tout en ornant l'endroit d'une aura fêtarde et bordélique caractéristique de ces bars de rue, tenus en vie grâce à ses habitués. Deux salles se distinguent: la partie bar où se trouve des habitués et une partie restaurant où des personnes de tous types et âges mangent leurs pizzas préparés par le patron italien, Romain, au milieu d'un brouhaha continuel constitué par les discussions et autres éclats de voix, Le mendiant de l'amour d'Enrico Macias et d'un homme s'époumonant à force de dire des conneries. C'est un asiatique entre deux âges, le visage sale, toujours le sourire aux lèvres, habillé d'un manteau dépouillé de toute beauté , aux yeux marrons. Aujourd'hui, il raconte encore une fois ses hilarantes histoires au milieu d'une foule éméchée et attentive mais prête à s'esclaffer à la moindre occasion :

- Et là je prend le seau qu'était pas loin et je lui fous sur la gueule. C'est-i qu'il était déboussolé et tout trempé, et ben pour bien lui faire piger, je lui balance une tatane en plein dans le ventre comme ça, dit-il tout en mimant l'action avec un spectateur ravi.

Il enchaîne avec des détails sur sa bagarre avec le voleur de rue, et termine sur un "c'est bien fait pour sa gueule à cet enfoiré de pickpocket", ce qui déclenche un éclat de rire général à la foule regroupée autour de lui. Et il continue, sans s'arrêter, ivre d'attention, sur des blagues salaces, homophobes, sexistes et autres vieux succès de comptoir. Il part sur une énième version de sa fuite du Cambodge où intervient un cannibale yougoslave, un bordel en Ouzbékistan, une course poursuite dans une épicerie de 10 mètre carré et une bande de clodos dans une maison de carton reconvertie en temple vaudou pour l'occasion. Vers 23 heures lorsque le bar s'apprêtait à fermer, Heng qui tenait à peine sur ses pieds, sentait encore le flux de paroles prêt à sortir mais inutile par l'absence d'auditeurs. A grand peine, il rejoint son taudis, un appartement de 4 mètre carré dans la cave de la tapisserie Elie Fitzo, qui, bien aimable de le laisser y vivre, lui l'ivrogne immigré sans papier, ne pouvant se permettre de payer son loyer, mais tellement drôle. Il entre, à deux doigts de tourner de l'oeil et voit les murs sales, les toiles d'araignée dans les coins de la pièce, des tapisseries ratées jonchant le sol, des bouteilles à moitié vidées, bordant les fausses briques en morceaux et les ténèbres abondantes. Il s'effondra, sa tête s'écrasant sur son lit de tissus empilés pêle-mêle, ne laissant entrevoir que l'argile des sols parisiens.

L'intrusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant