⋅ Partie 6 ⋅

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Appartement Motomiya - 11h35

Quand elle revint chez elle, Naho fut engloutie par le brouhaha ambiant du petit appartement familial, qui contrastait tant avec le calme paisible du parc. C'était toujours ainsi le week-end, car tout le monde était à la maison. Et malgré l'absence exceptionnelle de leur père, ce samedi ne dérogeait pas à la règle. Du petit salon, on pouvait entendre le générique d'une des séries que Hayato regardait à la télé. La voix de Tohru portait au-delà de sa chambre, alors qu'il jouait certainement avec ses figurines de footballeur. Enfin, leur mère était dans une conversation houleuse au téléphone et l'on pouvait distinguer chacun de ses mots tant elle parlait fort.

Naho traversa l'appartement en direction de sa chambre, perdue tout au bout du couloir. Elle ferma la porte aussitôt, étouffant dans ce geste les voix et les bruits de sa famille pour qu'il ne reste qu'un bourdonnement mineur. Elle s'affala sur son lit et, enfilant son casque audio, lança une playlist au hasard. S'accoudant au rebord de la fenêtre, elle se perdit dans la contemplation du grand lac qui s'étendait sous ses yeux et dont elle avait une vue imprenable depuis sa chambre. Quelques voiliers tanguaient à l'horizon, minuscules silhouettes blanches sur une infinité de bleu.

Tout en se laissant bercer par la musique et les vagues qui allaient et venaient sur la plage sans jamais s'arrêter de chatouiller le sable blanc, Naho repensa à ce garçon. No-sa-ka. Elle le répéta trois fois en séparant les syllabes, pour faire entrer le nom dans sa mémoire, tant il était... déroutant.

— C'est quoi ton problème, No-sa-ka ? murmura-t-elle.

Elle avait les yeux rivés sur un cerf-volant qui planait au dessus des arbres, certainement manœuvré par un enfant sur la berge. Il était en forme de cône glacé, ce qui était terriblement appétissant. Cela lui donna le courage de se lever et sortir de sa chambre. Elle se rendit dans la cuisine et commença à sortir les légumes pour préparer le repas. Toujours au téléphone, sa mère faisait les cent pas et avait l'air contrariée. Pas le moment de lui parler de sa cravate donc.

— Je comprends chéri, ce n'est pas de ta faute. Mais il faut avouer que ça tombe mal quand même, argumenta sa mère.

« Chéri ». Elle était au téléphone avec le père de Naho. Il était parti dans l'Ouest du pays, à Fukuoka, pour des raisons professionnelles et devait rentrer dans la journée. Lui était-il arrivé quelque chose ? Tout en écoutant la conversation d'une oreille attentive, la lycéenne commença à éplucher les légumes en feignant une indifférence profonde envers ce qui l'entourait. C'était une des rares choses pour lesquelles elle était douée. Avoir l'air dans la lune.

— Écoute, ce n'est pas grave, tant que toi tu n'as rien, c'est le plus important, continua sa mère. C'est aussi à ça que ça sert, de mettre de l'argent de côté...

Naho se raidit. Des problèmes financiers ? Est-ce que c'était vraiment le bon moment ? Après réflexion, ce n'était jamais le bon moment pour avoir des problèmes financiers.

— Bon, je vais te laisser et je vais aider Naho, elle a l'air de planer à quinze milles. De toute façon, tu as appelé une dépanneuse ? Très bien, tu me rappelles quand tu arrives au garage ? Bisous, lâcha-t-elle avant de raccrocher.

La quadragénaire grimaça en regardant son écran, avant de secouer la tête pour chasser ses mauvaises pensées. Ceci fait, elle noua un tablier autour de sa taille et se rinça les mains avant de rejoindre sa fille pour préparer le déjeuner.

— Désolée ma chérie, c'est toi qui fais tout ici, dit-elle avec un sourire. Tu as vu Madame Kobayashi ?
— Oui, elle te remercie et dit que tu n'es pas obligée de faire ses courses pour elle. C'est quoi l'histoire avec papa ? s'empressa de demander Naho. Son avion a été retardé ?
— Oh, son avion est bien arrivé à Tokyo. Mais sa voiture a eu un petit problème sur la route du retour. Apparemment, c'est l'alternateur qui a lâché...

Une vague d'inquiétude submergea la jeune fille, qui s'enquit aussitôt.

— Il est blessé ?
— Non, non, la rassura aussitôt sa mère avec un sourire doux. Mais il faudra faire réparer la voiture, et ce n'est pas donné.
— Oh.

Ce fut sa seule réponse, car tout à coup, son histoire de cravate paraissait tellement minime – et elle l'était. Elle s'était énervée pour un bout de tissu, quand son père s'était retrouvé avec une pièce qui le lâche au beau milieu de l'autoroute et qui aurait tout aussi bien lui coûter la vie. Et remettre tout ça en perspective tout à coup, c'était comme se prendre un verre d'eau fraîche en pleine figure : ça réveillait.

Naho ne pouvait pas demander à ses parents de lui payer une nouvelle cravate à cinq mille yens. Non, ce serait vraiment irresponsable de sa part, alors qu'il lui suffisait de jouer à la ba-balle avec cet imbécile de Nosaka pour la récupérer. Ça l'agaçait de l'admettre, mais c'était le cas. Quelque part au fond d'elle, elle se demanda s'il avait prévu ce retournement de situation en la priant d'y réfléchir. Elle secoua la tête : c'était trop tiré par les cheveux.

Dans tous les cas, elle devrait le recontacter sous peu et ça la tracassait légèrement d'avoir changé d'avis aussi rapidement. C'était une chose de penser qu'il avait raison, mais l'admettre à voix haute... c'était embarrassant, en particulier après tout ce qu'elle lui avait dit. Elle était tellement absorbée par ce dilemme intérieur qu'elle ne portait plus attention à ce qu'elle faisait.

— Aïe, pesta-t-elle en lâchant le couteau sur la pile de carottes. Quelle nulle...
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit sa mère en se penchant vers elle.

Elle ne répondit pas, se contentant de se retourner vers l'évier et passer sa main sous l'eau en jurant comme un charretier. Un filet de sang s'écoulait de son auriculaire pour aller rougir le fond du bac de l'évier. Naho jura. La douleur s'estompait déjà, mais elle avait envie de pleurer. Elle était au bord de la crise de nerfs. Rien n'était normal ces temps-ci.

— Oh misère, marmonna sa mère en lâchant elle aussi ses ustensiles. Reste là, je vais chercher des pansements.

Moins d'une minute plus tard, elle revint avec une boîte en carton et pendant que Naho nettoyait son doigt meurtri par le couteau, elle décollait le pansement pour l'appliquer. En avisant la mine lasse de la lycéenne, sa mère lui fit un sourire d'encouragement.

— Hé, dis, ça va passer, lui murmura-t-elle en baissant la tête pour la regarder dans les yeux.
— Je sais mais je... j'crois que rien ne va plus en ce moment.
— Tu veux en parler ?

Elle secoua la tête vigoureusement. Surtout pas. Déjà, sa mère allait la tuer pour avoir perdu sa cravate. Puis elle voudrait aussi tuer Nosaka parce qu'il ne voulait pas la lui rendre. Et même s'il lui tapait sur le système, elle ne voulait pas qu'il meure non plus. Il était juste idiot, pas dangereux.

— Non, ça va aller, dit-elle en prenant sur elle.
— Vas t'asseoir devant la télé, suggéra sa mère. Et envoie-moi Hayato, il va préparer à manger avec moi.
— Oh naaan, protesta le garçon depuis le salon et cela arracha un sourire à sa sœur.
— Oh que si, fit sa mère. Ça te changera des écrans !

Et sur ces mots, d'une simple pression dans son dos, elle poussa Naho en direction du salon. La brunette croisa son frère cadet qui bougonnait de façon incompréhensible comme seuls les adolescents savent le faire. Après un coup d'œil inquiet dans sa direction, elle s'installa dans le fauteuil de son père et, dans un geste protecteur contre les angoisses du monde extérieur, elle ramena ses genoux contre sa poitrine. En appuyant son menton sur ses avant-bras, les yeux rivés vers le téléviseur, elle lâcha un soupir. Tout à l'heure, elle irait voir Nosaka pour jouer au football avec lui. Et elle récupérerait sa cravate pour mettre fin à cette histoire sans queue ni tête.

Sumire Koen ✧ au Parc des Violettes |IE|Où les histoires vivent. Découvrez maintenant