Chapitre 1: Cahots

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Un cahot plus violent faillit projeter Alain contre son vis-à-vis. In extremis, il se rattrapa au dossier du siège. Le regard de la jeune femme avait été éloquent. Elle n'accepterait aucun contact, même involontaire. « Dommage » pensa Alain, en se réinstallant sur la banquette inconfortable, « elle est plutôt mignonne ». Un nouveau cahot et sa tête heurta le montant métallique. Le vieux Land Cruiser semblait ne plus avoir aucun amortisseur, mais son chauffeur n'en avait cure. Depuis le matin, il roulait à tombeau ouvert sur la piste défoncée. Heureusement, la climatisation marchait à peu près. En ce début d'après-midi, le désert rocailleux qui s'étendait à perte de vue flambait sous un soleil impitoyable.

Quelques minutes de retard avaient suffit. Ils avaient tous deux manqué le groupe parti plus tôt en avionnette. L'agence leur avait dégotté ce 4x4 pour rattraper les autres à la première étape. Vu le prix qu'ils payaient, c'était le minimum. Alain n'avait osé protester, mais la jeune femme maintenant assise en face de lui avait fait un véritable scandale dans l'aéroport. Le responsable de l'agence avait été inflexible. Il n'y avait aucune autre avionnette. Seul le 4x4 leur permettrait de retrouver le groupe. Ils n'avaient qu'à être à l'heure.

Depuis le matin, la jeune femme n'avait pas desserré les dents. A peine, Alain avait-il pu apprendre son prénom, Julia, qu'elle avait marmonné presque à contrecœur. Il avait tenté d'engager la conversation. Peine perdue. Julia lui avait renvoyé quelques monosyllabes en secouant sa chevelure blonde avec dédain. Ils n'étaient pas du même monde, disait-elle implicitement, et cette promiscuité forcée ne changerait rien à la situation. Tout chez elle respirait l'aisance des familles richement dotées. Même sa tenue, adaptée à un tel voyage « aventureux », sortait tout droit des meilleures boutiques. Son short de toile et la veste assortie s'adaptaient parfaitement à un corps qu'Alain évitait de regarder trop fixement. Ses chaussures de cuir sentaient le sur-mesure, et même son débardeur blanc portait la griffe d'un grand couturier.

Alain se sentit minable dans ses vêtements achetés en solde. Il eut un mouvement d'humeur. Un an durant, il avait économisé sou après sou pour payer ce voyage, randonnée de luxe, « là où la main de l'homme n'a jamais mis les pieds » ainsi que le vantait le prospectus. La pin-up en face n'avait pas dû beaucoup mouiller sa chemise pour se le payer ce voyage. Il lui lança un regard mauvais. Ironique, elle lui renvoya un sourire.

C'est au dernier moment que Julia s'était décidée pour ce voyage. Les sempiternelles vacances dans la vaste propriété familiale commençaient à l'ennuyer. Même Saint-Trop n'avait plus le charme d'antan. Alors, pour épater ses copines alourdies par leurs premières grossesses, Julia avait choisi l'aventure dans ce pays perdu. Lorsqu'un nid de poule lui secoua pour la millième fois la colonne vertébrale, elle regretta amèrement son grand lit confortable. Sans compter ce grand niais qui la regardait comme s'il n'avait jamais vu une femme de sa vie !

Alain détourna son regard. Le véhicule traversait la grand-rue d'un misérable village. Ils avaient doublé quelques maisons de torchis, certaines en ruines, quand le chauffeur freina devant un bâtiment en bois muni d'un mince auvent. Pendant quelques secondes, le véhicule fut noyé dans un nuage de poussière.

Julia lança un regard impératif à Alain qui bredouilla vainement une question dans un anglais approximatif. En vain. Le chauffeur avait quitté son siège, ouvert le capot et s'était plongé dans le moteur. Alain sentit l'exaspération de sa compagne d'infortune. Elle n'eut pas le loisir de le clouer d'une réplique cinglante. Par la portière ouverte, un air brûlant venait de s'engouffrer et les laissa tous deux sidérés. La climatisation ne les protégeait plus. L'habitacle se transforma en rôtissoire, la mince tôle semblant presque rougeoyer tandis que le skaï des banquettes agrippait désagréablement la peau. Ils n'eurent plus comme seule idée que de s'échapper avant de ressembler à deux pizzas trop cuites. Une fois dehors, ils restèrent un moment immobiles dans l'attente improbable d'une brise qui viendrait sécher leur sueur déjà poisseuse. Peine perdue. En ce début d'après-midi, l'astre solaire ne laissait aucun répit. La place était déserte. Deux chiens efflanqués dormaient dans la mince ombre d'un porche. Une vieille mule, attachée à un des poteaux de l'auvent, semblait être la seule âme qui-vive du village. Des poils blancs parsemaient sa robe fauve et partout où saillaient ses os, le cuir apparaissait, râpé et squameux. Julia écarquilla les yeux, horrifiée à la vue de la plaie béante qui ornait le garrot de l'animal et où s'affairaient quelques mouches tenaces. A intervalles réguliers, la mule, tête basse, tapait du sabot d'une patte avant. Les insectes s'envolaient en deux trois circonvolutions avant de reprendre leur festin sur la chair à vif.

Tour OperaptorWhere stories live. Discover now