Acte I

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J'ai peur.
La porte du palais a grincé. "Il" est entré. Des pas résonnent au rez-de-chaussée. On dirait des pas humains. C'est un peu rassurant. Un peu.
Les pas montent. Les marches couinent. Il s'approche de ma chambre. Il va bientôt entrer. Et il va me... J'en suis sûre. Courage, Psyché. Ce n'est qu'une mauvaise passe. Tu dois l'accepter. D'autres ont vécu des choses bien pires que toi. Toi, tu es une princesse. Et tu es belle. C'est d'ailleurs pour cela que tu es ici.
Quelle ironie. J'aurais dû être laide. Ce qui m'arrive n'est que justice. C'était inévitable.
J'ai toujours été intouchable. Quand je suis née, j'étais si belle que mes parents n'ont pas osé me prendre dans leurs bras pendant toute une semaine. Ça s'est empiré au fil des ans. Je suis devenue de plus en plus belle, et les hommes, les femmes, les princes, les pauvres du monde entier ont cherché à me rencontrer. Oh, non, ils ne sont pas venus pour se marier avec moi. Ils sont venus m'admirer.
Quelle petite prétentieuse. Je ne cesse de me qualifier de "belle" avec une vanité qui pourrait bien être punie des dieux.
Non. Ce n'est pas de la vanité. C'est pitoyable, mais il n'y a rien de plus vrai. Je suis belle. Inutile de nier, d'être faussement modeste. Je suis la plus belle femme que le monde ait jamais connu. Et aussi la plus malheureuse.
Aucun de mes prétendants n'a jamais voulu me demander en mariage. Aucun d'entre eux n'a jamais osé me toucher, ni me parler, ni même s'approcher de moi à moins d un mètre. Pour eux, j'étais inaccessible. J'étais une vraie déesse.
Jusqu'à maintenant.
Il y a deux jours, mes parents ont consulté un oracle, qui leur a dit : "Votre fille est promise à un monstre sanguinaire. Donnez-la lui en épouse, ou il répandra la mort sur tout votre royaume."
Mes parents n'ont pas eu d'autre choix que de m'abandonner devant les portes de ce palais immense, au milieu de nulle part. Ce palais vide, sans serviteurs ni hôtes.
Et maintenant me voilà ici, dans "notre" chambre. Je m'apprête à voir mon mari pour la première fois.
Et il se fera un plaisir de me toucher. Et chacune de ses caresses sera la juste rétribution pour tous ces prétendants qui n'ont jamais osé le faire.
Allons, ne te plains pas, Psyché. Tu es nourrie, logée, vêtue. Ce palais est l'un des plus somptueux qu'il m'aie été donnés de voir. Les murs sont décorés de pierres précieuses, les meubles sont en or massif, les rideaux sont plus pourpres que les toges des rois. Que veux-tu de plus ? Qu'il ne soit pas une bête féroce ? Tu fais cela pour le bien de ton royaume.
Ça va aller. Ça va vite passer.
Ça va aller...
Un brusque coup de vent éteint toutes les bougies, tous les lustres, tous les chandeliers du palais. Je me retrouve plongée dans le néant le plus total. Il n'y a que mon assise sur "notre" lit qui me permet encore d'exister, de ressentir. Les draps de soie... Ils seront bientôt chiffonnés, tâchés, déchirés.
Les pas se font de plus en plus forts. Soudain, ils s'arrêtent, juste devant la porte de la chambre. Elle crisse. Je sens une présence dans l'encadrement. Silence.  Au bout de quelques secondes, je craque :
- Je vous en supplie, ne me faites pas de mal...
Il ne répond pas. Je sanglotte. De grosses larmes bruyantes ruissellent sur mes joues.
C'est alors que la chose prend une inspiration. C'est étrange... Elle semble si douce, calme. Une voix.
- Que crois-tu que j'allais te faire ?
C'était une voix d'homme. Cela est certain. Mais cette voix n'était ni trop grave, ni trop efféminée. Elle était... reposante.
Déstabilisée, je mets du temps à répondre. Entre deux sanglots, j'arrive à articuler :
- Qui êtes-vous ?
- Ton mari, bien sûr. Que t'arrive t-il, Psyché ?
Les pas retentissent. La chose s'arrête à un mètre de moi. Je panique, et improvise une excuse.
- Ce n'est rien, ce n'est rien... Je suis juste... chamboulée par tout ça...
Il reste silencieux pendant un long moment. Il finit par dire :
- Je suis désolé. Je n'aurais pas dû vous menacer... Je...
Sa voix déraille. Par tous les dieux, est-ce qu'il est en train de... pleurer ?
- Je n'aurais pas dû. Je vais te laisser partir. Demain, tu pourras préparer tes affaires et... au soir, tu seras libre.
Je n'en reviens pas. Je n'en reviens pas ! Je vais revoir ma famille !
- Je te laisse dormir ici cette nuit, reprend-il. Je vais me trouver une chambre. Après tout, il y en a des tas dans ce palais !
Il... me laisse tranquille ? Je n'y comprends plus rien.
Il tourne les talons et passe la porte. Dans le couloir, les pas s'arrêtent une fois de plus, hésitants. Avant de descendre, il dit :
- Bonne nuit.
Choquée, mon regard scrute le vide pendant une bonne dizaine de minutes. Puis je me force à me lever, referme la porte de la chambre, et me couche. Cette chose est décidement le pire ravisseur de tout l'univers.

L'amour est aveugleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant