La triste vie de Lacie

6 0 0
                                    


Nous sommes en 1938, à l'aube de la seconde guerre mondiale. En ce temps là, il y avait des filles de joies, c'était un métier comme un autre à cette époque. Parmi toutes ces filles de joie, une, Lacie, se démarquait. Elle avait une clientèle longue comme le bras et satisfaite de ses services. Chaque soir, après avoir terminé avec ses derniers clients elle se rhabillait et courait dans les rues, se faufilait entre les passants pour atteindre son endroit favori : les bals Musette.

Là bas il y avait un homme, très beau garçon qui jouait de l'accordéon, c'était son homme. Chaque fois, elle s'asseyait à la même place, elle écoutait la musique et mais ne regardait pas la piste qui se faisait piétiner par de nombreuses personnes venues danser. Elle regardait juste son accordéoniste, ses yeux pour être plus précis. Elle avait envie de chanter, c'était physique mais elle se retint, elle ne voulait pas se faire remarquer.

Elle était seule la fille de joie. Son accordéoniste, était parti pour vaincre l'ennemi. Elle se mettait à rêver, en l'attendant à la table de sa petite maisonnette. Quand il reviendrait du front ils achèteraient une belle maison en Normandie, une quincaillerie, dont elle sera la caissière et lui, le patron. Et chaque soir après la fermeture de la boutique, il s'installerait sur le canapé, l'accordéon sur ses genoux et il commencerait à jouer de ses longs doigts. Il fermerait ses yeux, cachant leur magnifique couleur émeraude à Lacie. Ses longs cheveux blonds voleraient au rythme de la musique. Tandis que Lacie danserait les pied nues, telle une bohémienne, partant avec son accordéoniste du nom de Jack, découvrir des contrés qui leur étaient inconnues.

Elle était vieille la fille de joie, et triste. Cela faisait cinq ans, qu'elle attendait impatiemment son homme, son accordéoniste, à sa petite table. Des clients, elle n'en avait plus. Ils fuyaient, faisait de la résistance ou rejoignaient l'ennemi. Les Allemands ne voulaient pas d'elle. Elle semblait si vieille, comme si elle avait fait son temps. Elle était bien d'accord avec eux, sans Jack, elle était comme morte.

Nous sommes début septembre de l'an 1945 et pour la première fois depuis six ans on frappa chez elle, son visage se raviva de couleurs, la moue triste qu'elle tirait se métamorphosa en un sourire illuminé, elle fit basculer le tabouret sur lequel elle était assise, elle trébucha plus d'une fois sur le chemin qui la séparait de son accordéoniste, de son homme, de son Jack. Elle cria un "Jack" exultant quand elle mit la tête dehors, elle le chercha partout mais elle ne vit que son frère, tête basse, lui faisant non de la tête. Le monde de Lacie s'écroula, sa vie se finit à cet instant. Elle eut à peine la volonté de formuler un Comment ? compréhensible et audible pour son frère. Celui-ci lui répondit :

" Nous avons envahi Berlin le 30 avril 1945, les constructions étaient détruites sous nos attaques et aux gens ils ne leur restaient que leurs dépouilles... Le soleil déclinait, Jack, notre meneur, s'était perché sur les décombres d'une habitation sans doute -je ne saurais te dire ce que c'était- satisfait de la conquête, il allait nous crier avec son éternel sourire quelque chose qu'on aurait sûrement crié de joie à notre tour. Mais on n'avait pas vu l'allemand - le vieil allemand - caché, voulant sans doute venger la mort d'un frère, d'un fils, d'une sœur, d'une femme ou d'une fille. Il cria dans son patois sans doute un chant de guerre en courant sur Jack avec un énorme couteau en main. Il réussit à grièvement blesser Jack au foie, mais Jack dégaina son arme et tua ce salopiaud de sang froid comme les autres ennemis avant lui. Il ne bougea plus, on ne bougea pas. On attendit un signe de sa part qui montrait qu'il allait bien. Il a enfin daigner lever les yeux vers nous. Ses yeux sombraient dans les abîmes mais pourtant il posa ses bras comme si il allait danser une valse, ce qu'il fit. Le sang coulait abondamment de sa plaie. Mais il ne ressentait aucune douleur, il semblait heureux et tournait encore et encore avec un fantôme. Je lui hurlais, j'exigeais de savoir ce qu'il faisait et il m'a répondu comme si cela était évident :

Bien voyons Oswald, je danse avec Lacie ça se voit pas ? 

Avec les gars on a su qu'il était condamné, qu'il allait partir fou, fou d'amour. Mais il semblait le plus heureux des hommes alors on n'a pas eu le courage de le réveiller de son rêve pour qu'il voit dans quel lieu de désolation il allait finir..."

Quand Oswald termina son discours il accueillit sa sœur éplorée dans ses bras et lui même versa quelques larmes...

Elle était veuve la fille de joie, une veuve éplorée dont la rage, d'avoir perdu l'être aimé, l'avait animée longtemps et était maintenant éteinte. Elle se promenait dans les rues éclairées, guillerettes de Paris. Ses jambes maigrelettes l'emmenaient au boui-boui où le bruit courait qu'un artiste, un accordéoniste, y jouait toute la nuit. Elle s'assit loin de la piste. L'artiste avait de long cheveux, comme lui, mais pas blonds, blancs. Ses yeux, aux éclats violets - et non émeraudes - étaient animés par la même passion que lui, il joue de la java, comme lui. Mais cet artiste là, réveilla en elle la rage éteinte, à son tour d'avoir les doigts secs et nerveux comme lui, elle se leva pour aller sur la piste et danser. Danser pour oublier, danser pour montrer son écoeurement, danser pour expier cette rage. Danser pour finir par gueuler :

ARRÊTEZ ! Arrêtez la musique...

La triste vie de LacieWhere stories live. Discover now