Clair de Lune

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Nouvelle écrite pour mes 38 ans. :)

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Ça avait commencé par un air de piano. Quelques notes, un soir d'automne.
Lorsqu'il repassa devant l'instrument, dans le grand hall bruyant de la gare de la Part Dieu, Gwen sourit sans même y penser. Personne ne jouait, mais la musique de ce jour-là résonna dans son esprit alors qu'il continuait son chemin.
Ce paisible gaillard blond de 41 ans, grand homme au visage aimable et au regard serein, vêtu d'un beau costume sombre avec une cravate argentée assortie à ses yeux, sous un long manteau noir, ne faisait que traverser le lieu, il n'avait aucun train à prendre. Il avait rendez-vous au siège de sa boite qui se trouvait de l'autre côté de la gare par rapport à son arrêt de tram, c'était aussi simple que ça.
Il était presque 11h20 en ce radieux mardi matin de fin novembre et c'était animé, sans être noir de monde. Il sortit du côté du parking et retint un bâillement. Il commençait à avoir faim. Il espérait que ce rendez-vous avec les RH n'allait pas durer trop longtemps...
Ça faisait un petit moment qu'il n'était pas venu au siège, dans ce grand bâtiment de verre quasi-neuf où son patron avait décidé de déménager trois ans plus tôt, quittant leurs locaux banlieusards après des décennies. La petite boite de recyclage de vêtements, verre, cartons et récupération d'invendus ou matériel usé avait en effet gagné l'appel d'offre de la Métropole. Celle-ci cherchait quoi faire de ses propres déchets et matériaux, usés et inusés, et le chiffre d'affaire de la petite PME avait explosé. Ça avait un peu été la panique, mais après une bonne réorganisation et pas mal d'embauches, ça tournait bien.
Lui-même était un des plus vieux commerciaux itinérants, mais aussi un des plus vieux employés de la maison. Il avait commencé intérimaire dans l'atelier près de vingt ans plus tôt. De fil en aiguille, il avait été embauché, était devenu chef d'équipe, puis responsable d'atelier, puis, comme il se lassait un peu, il avait été muté au service commercial où sa connaissance aiguë et concrète de leurs activités avait fait des merveilles. Il se promenait donc depuis un bon moment de client en client, de plus en plus loin, au fur et à mesure que leurs activités s'étendaient.
Il arriva au siège où la jolie brune de l'accueil le salua aimablement et prévint la personne qu'il venait voir de son arrivée. Il attendit un peu, regardant vite fait les nouvelles du monde sur son téléphone, avant que la responsable RH en personne ne vienne le chercher.
Anna Scipione était une presque sexagénaire énergique et aussi autoritaire avec les têtes brûlées que sympathique avec les autres, aussi conciliante que possible. Elle était, comme lui, de l'ancienne garde, étant carrément, elle, de ceux qui avaient fondé cette entreprise. Sa façon de manager était aussi de ces gens-là : le but était que l'entreprise tourne, ce qui nécessitait assez de personnel compétent oeuvrant dans de bonnes conditions de travail. Si le patron initial avait passé la main à son gendre depuis cinq ans, ce dernier était fidèle à cette doctrine. L'important était que le travail soit bien fait de façon rentable, pas qu'il soit moins bien fait pour être plus rentable. Tant que ça tournait, un chiffre d'affaire plus élevé n'était pas une fin en soi.
Gwen se leva, souriant, pour serrer la main qu'elle lui tendait :
« Bonjour, Gwenegan. Ça faisait longtemps ! Comment allez-vous ?
– Bonjour, Anna. Ça va, merci, et vous-même ?
– Bien, bien ! Figurez-vous que je suis arrière-grand-mère ! »
Elle était radieuse et le sourire de Gwen s'élargit :
« Oh ? Félicitations ! »
Ils prirent le chemin de son bureau à travers les couloirs aux murs couverts de beaux cadres contenant des photos de forêt, de montagnes ou de bords de mer.
Le bureau était calme. Il donnait sur le parking de la gare, mais il était bien insonorisé.
Elle s'assit et il fit de même.
« Alors, Gwen ? J'avoue que votre appel m'a un peu surprise ! Que puis-je pour vous ?
– Deux choses, en fait... Déjà, c'est le plus urgent, j'aurais voulu savoir si je pouvais poser des congés du 13 au 24 février ?
– Euh, de tête, ça ne devrait pas poser de problème...
– Sachant que je ne pourrais même pas être d'astreinte... »
Anna sourit et croisa ses bras sur son bureau.
Gwen n'avait jamais renâclé à être appelé pendant ses congés, lorsque la situation était vraiment urgente. Dans les faits, c'était arrivé très rarement.
« Des projets de voyage ?
– Euh, oui, avoua-t-il, un peu rose.
– Je vais vérifier tout de suite, attendez... »
Elle prit sa souris et chercha un instant sur son ordinateur :
« Non, a priori tout va bien, rien de spécial cette semaine-là... Si vous pouvez boucler le dossier de Millery d'ici-là ?
– Je pense, oui, j'ai rendez-vous avec leur maire demain... Elle m'avait dit qu'ils avaient fait un inventaire... S'il est correct, je peux leur faire le devis très vite... Et le reste devrait suivre...
– Dans ce cas, il n'y a aucun souci. Je vous pose ça tout de suite ! »
Il sourit, content :
« Merci !
– Oh, je vous en prie. Où voulez-vous allez, si je puis me permettre ?
– Euh, en vrai, je ne sais pas encore... J'attendais d'avoir votre accord et il faut que je vérifie mon budget...
– Faites-vous plaisir, c'est le plus important. Bien ! Et la deuxième chose ?
– Ah, ça, c'est plus délicat... En fait euh... J'aurais voulu faire un point avec vous sur ma carrière et savoir si on pouvait envisager de me muter à un poste sédentaire ? »
Elle le regarda avec surprise :
« Ça alors ! Vous, notre commercial itinérant le plus ancien, le plus rodé, qui ne tient pas assis deux jours en formation, vous demandez un poste sédentaire ?...
– Présenté comme ça ! rigola-t-il. Mais je suis sérieux... Et je voulais avoir votre avis.
– Dans ce cas, je vous propose qu'on aille se poser devant une bonne assiette pour en parler plus tranquillement. Parce que je ne sais pas pour vous, mais moi, j'ai très faim.
– Ah oui, effectivement... Moi aussi. »
Il renfila son manteau et l'aida galamment à mettre le sien et ils partirent. Il était pile la bonne heure pour aller manger, juste avant le rush qui allait faire déborder tous les restaurants du quartier.
Gwen suivit Anna jusqu'à un petit restaurant à cinq minutes à peine des bureaux, où elle était connue. Le patron l'accueillit en effet avec un grand sourire et ne fit aucune difficulté à leur trouver une table un peu isolée pour qu'ils puissent parler tranquillement.
Les commandes passées, Anna demanda aimablement :
« Comment va Stanislaw ?
– Bien, bien... Tranquille...
– Le verrons-nous au pot de Noël ?
– Oh oui, sans problème, il vous aime bien. »
Gwen sourit et recula un peu pour laisser le serveur poser deux verres de vin devant eux. Ils trinquèrent et elle reprit avec amusement :
« Vous voulez vraiment un poste sédentaire, Gwen ? Je n'en reviens pas !
– C'est un peu plus compliqué que ça... En fait, il y a beaucoup de facteurs qui font plutôt que je ne pense pas pouvoir assurer mon poste de façon correcte à moyen terme... Alors, autant envisager de changer sereinement pendant que je peux, au lieu d'être obligé de me reclasser en catastrophe...
– Oh, à ce point ? » s'inquiéta-t-elle.
Il haussa les épaules en faisant un peu tourner le vin dans son verre.
« Ben, il faut regarder les choses en face... Je viens d'avoir 41 ans... Conduire me fatigue de plus en plus... J'en ai marre de passer mon temps sur la route et de rentrer à pas d'heure à cause des accidents ou des bouchons... Je commence à avoir des problèmes de dos... Et puis, les restos tous les jours, c'est bien, mais j'ai pris cinq kilos et j'aimerais bien ne pas en prendre plus, voir les perdre... Alors, tout mis bout à bout...
– Effectivement.
– Alors, nous savons très bien que je ne suis pas fait pour rester assis derrière un bureau, mais le minimum serait de limiter ma zone... »
Anna avait écouté avec attention et se caressa le menton un instant.
Le serveur apporta les entrées et Gwen regarda avec appétit le carpaccio de saumon fumé qui lui faisait face. Anna ne contemplait pas avec moins de gourmandise la petite salade lyonnaise qui se trouvait devant elle.
« Je comprends mieux, reprit-elle en commençant à manger. Je ne vais pas vous mentir, vous êtes un de nos meilleurs commerciaux et vous remplacer va être dur... Mais vous tuer à la tâche ou risquer un accident ou de réels soucis de santé serait encore plus dommageable, surtout pour vous. »
Il eut un petit rire en pressant le morceau de citron sur le saumon.
« Merci de votre considération pour ma santé.
– Je vous en prie. »
Ils rirent tous deux.
« Je ne vois pas trop où vous muter comme ça, il faudra que j'en parle avec Sayf. Vous avez une idée de poste qui vous plairait ? »
La bouche pleine, Gwen haussa à nouveau les épaules. Il déglutit et répondit :
« À vrai dire, je ne suis fermé à rien qui serait dans mes clous...
– Et si nous en profitions pour faire un bilan de compétences et une validation de vos acquis, justement ?
– Vous croyez ? s'étonna-t-il.
– Voyons, Gwen ! sourit-elle en croisant les bras, amusée. Vous n'avez même pas votre bac et vos résultats font halluciner la moitié de vos collègues ! Ça pourrait être une excellente occasion de faire un point, de faire reconnaître officiellement vos compétences. »
Gwen eut un petit rire, un peu gêné, en reprenant son verre.
Il n'avait pas de problème avec ses collègues. Il en avait eu avec certains, mais ça s'était tassé. Les nouveaux ne restaient pas longtemps en mode « envahisseur », puisqu'il n'y avait, de fait, aucune concurrence dans le service et qu'on leur expliquait très vite : aucun intérêt à se marcher dessus, au contraire. Pas de primes individuelles, elles étaient collectives. On les encourageait à collaborer, à échanger les infos et les dossiers, si nécessaire, puisque le but était que ça tourne au mieux. Et Gwen, souvent considéré avec suspicion par des commerciaux « professionnels », les calmait sans même y penser. Car il se faisait un devoir de les briefer au mieux à leurs débuts, de sa position de doyen du service, n'hésitant jamais à les emmener voir des clients avec lui pour leur expliquer leur façon de fonctionner. Ce qui surprenait souvent beaucoup les nouveaux... Qui se détendaient vite. Et c'était très bien comme ça.
Ils parlèrent tout le repas, lui répondant aussi précisément que possible aux questions qu'elle lui posait, et, alors qu'on leur apportait le dessert, elle réfléchit un instant et lui fit la proposition suivante :
« Je vais voir avec Sayf dès que possible ce que nous pouvons vous proposer. Dans l'intervalle, essayez de voir, de votre côté, à qui vous pouvez confier vos dossiers. Gardez les plus importants, les clients les plus exigeants, ne prenez pas de nouveaux rendez-vous pour les autres et concentrez-vous sur ça : transmettre vos dossiers petit à petit. Il y a deux nouveaux qui arrivent la
semaine prochaine, occupez-vous de les former. Vous faites ça très bien et ça nous laissera le temps de voir. Je vais me renseigner pour le bilan et la VAE.
– Ça me parait bien, merci. »
Il se fit un devoir de la raccompagner pour boire un petit café au siège où ils eurent la surprise de croiser leur jeune patron.
Sayf Alzaeim était un trentenaire dynamique qui avait pris la suite de son beau-père, Jean-Louis Gaurond, qu'il avait secondé des années. Anna et Gwen l'avaient connu tout jeune stagiaire en gestion, bien avant qu'il ne rencontre et ne tombe amoureux de la fille de son futur patron.
Content de voir Gwen, il fut tout aussi surpris, puis compréhensif, qu'Anna lorsqu'il sut ce qui se passait.
« Vous faites bien d'être venu tout de suite en parler, dit-il alors qu'ils s'étaient installés tous les trois dans le petit salon de réception. Ça m'aurait vraiment embêté d'apprendre que vous vous forciez à continuer alors que votre poste n'allait pas !
– Merci, Sayf. »
Gwen n'avait jamais réussi à appeler « monsieur » le jeune homme qu'il avait accueilli avec sympathie (alors même que la moitié de ses gars de l'atelier grognaient des propos peu dignes des valeurs fondatrices de leur République). Ce n'était pas un souci, Sayf ne l'aurait de toute façon pas toléré.
« Non, c'est normal. Vous savez bien qu'on aime les gens heureux, ici.
– Je sais, oui, ça me va bien !
– Oui, de l'intérieur, ça va à tout le monde.
– Moins de l'extérieur, mais on a décidé qu'on s'en moquait, ajouta Anna, les faisant rire.
– On va voir ce qu'on peut faire pour vous garder à un poste qui vous ira mieux, Gwen. » conclut plus sérieusement Sayf.
Gwen hocha la tête, souriant.
Il les laissa peu après, il avait quand même deux clients à voir cet après-midi-là.

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