C'est mon père qui m'a conseillé ce Carver. Ou plutôt non, il m'a dit : « Tiens, j'ai lu un recueil de nouvelles d'un certain Raymond Carver. C'est peu banal. Ça ne parle pas toujours de grand-chose, mais c'est curieux. » J'ai jugé ça un compliment, alors j'ai acheté. J'aurais dû me méfier. Il y a cinq jours, quand j'ai eu papa au téléphone et que je lui ai dit que je m'apprêtais à lire ce livre, c'est à peine s'il se souvenait de quoi je parlais. Et puis, au bout d'un moment, il a répondu à peu près : « Oh ! tu sais, c'est juste que ça m'a paru original, sur le coup. »
Après ça, j'aurais dû me double-méfier. Mais c'était trop tard : le livre était acheté.
Pour être original, ça l'est ! Mais mon père, qui est un habitué des polars et qui semble au surplus y prendre un certain plaisir (malsain compte tenu de ce que sont la plupart des polars aujourd'hui), doit manquer quelquefois de sens critique, ou bien, mû par une sorte de naturelle bienveillance, il surévalue ce qui lui paraît simplement surprenant.
Ah ! pour être surprenant, ça l'est aussi !
Vraiment, si on ne m'avait pas dit que Raymond Carver était un alcoolique patenté, je crois que je l'aurais deviné, à force d'y songer : son recueil est originalement surprenamment anodin et fadasse. Certes, c'est même à peine si, dans un genre qui doit valoir par la consistance et par la chute, on peut ici parler d'intrigue ! En gros, tous les récits sont la resucée d'une seule et même idée : un personnage généralement masculin se situe à un moment de sa vie morne et problématique, et tandis qu'il est enferré dans une logique morbide et valétudinaire, il fait une rencontre plutôt banale, et il en ressort un peu moins morose sans plus – et voilà. Au risque de me répéter, d'être impitoyable, de ne pas me soucier des minorités, des victimes et des handicapés qu'il faut plaindre dans notre société, et d'être en somme de nouveau si cruellement « intempestif », je trouve vraiment que ce recueil pue à plein nez l'insuffisance alcoolique : j'y sens une forme de contentement de l'ordre de la mise à l'épreuve littéraire, et je n'en sors, moi, nullement transfiguré ! Que les auteurs, bon sang ! fassent leur thérapie d'autre façon qu'avec des bouquins ! Une cure de désintoxication, ça ne se fait une plume à la main qu'au détriment de l'esthète alors atterré !
Le style est pauvre, sans souci de littérarité ou de minutie – phrases courtes, vocabulaire restreint, répétitions, pas une tournure étonnante ou neuve (c'est même cela qui est étonnant !) : une copie sur deux environ d'une classe de cinquième fait à peu près mieux (sincèrement, j'ai fait de la correction une heure cet après-midi, et je puis vous montrer, preuve à l'appui, que je n'exagère pas). La narration est piètre en dépit d'une habitude patente où se distinguent quand même tous les automatismes de l'écrivain, mal dosée, appesantie inutilement sur des actions désespéramment minuscules et vaines et puis passant juste après au récit du lendemain ou de la semaine suivante – cette manie de perdre son temps et celui des lecteurs avec des faits stupides, ridicules et pas même symboliques m'est personnellement insupportable. Les histoires sont médiocres, au point qu'on se demande s'il faut réfléchir pour les écrire ou seulement se laisser porter autant de fois qu'il y a de récits par le lointain souvenir d'un même rêve. Evidemment, comme mon père sans doute, on peut se laisser aller à croire qu'en l'absence de toute intérêt apparent, il doit à tout prix se trouver là quelque morale cachée, quelque leçon de vie, quelque nécessité première... C'est à mon sens tout le bluff de ce genre d'ouvrage de faire accroire en sa profondeur, parce que justement la profondeur y est indiscernable, parce qu'on serait censé tirer soi-même quelque enseignement essentiel de ce banal-superficiel-illusoire-et-captieux ! Et c'est aussi probablement ce qu'on appellerait : accorder à la réputation d'un homme célèbre son éternel « bénéfice du doute », mais cela ne prend pas avec moi : quand on a confiance en son jugement, on ne s'efforce pas d'être laudateur pour complaire à une rumeur ou à une multitude. Oser dire, par exemple, et sincèrement : « Molière était mauvais », voici quelque brillant indice d'indépendance et de grandeur.
Ici, c'est nul, vide, ça paraît écrit en série sur une terrasse de café avec trop de soucis en tête, en plein état dépressif et hypotonique. On tombe certes par hasard sur des passages éloquents, mais c'est à peu près inévitable et ça tient tout à fait des probabilités normales. Non seulement on espère une amélioration qui ne vient pas, mais on découvre que les récits sont tellement semblables qu'on ne les distingue plus : rarement suis-je revenu à un recueil en ayant oublié le début de la nouvelle en cours... et en peinant même à me le rappeler après coup ! Ce réalisme cru sans imagination qui passe on ne sait pourquoi pour du courage et du style m'importune particulièrement par le modernisme vantard qu'il semble suggérer : « Voyez, gueule l'auteur insipide, je parle du monde et de la vie contemporaine, c'est même si chiant que c'en paraît tout à fait vrai ! C'est bien la preuve que je suis un remarquable conteur de réalité ! »
Eh bien ! qu'il reste permis de ne pas adhérer à un pareil constat d'enthousiasme : si j'ai besoin, moi, de la narration d'un homme qui marche dans sa cuisine pour aller chercher un coca (avec tous les gestes par lesquels cet homme ouvre et saisit sa canette), j'ai mieux à faire que d'aller la lire ; suffit que j'aille dans ma cuisine et que je me serve effectivement un coca ! Pour l'interprétation littéraire, c'est autre chose, certes, et l'on sait depuis longtemps qu'on peut faire dire n'importe quoi à n'importe quel texte, mais s'il ne s'agit comme ici que de raconter et de décrire ce que fait tout le monde et d'une façon dont tout le monde est capable, je ne vois pas pour quel motif je perdrais mon temps à ouvrir tel livre : en ouvrir un autre, plutôt.
P.-S. : Un éditeur a dû trouver plus chic d'intituler ce recueil Les Vitamines du bonheur que Cathédrale, son titre d'origine. Je dis cela et je ne dis rien d'autre, de façon qu'on entende bien une fois de plus ce qu'est un éditeur.
À suivre : Ils étaient tous mes fils, Miller.
***
« Wes est rentré dans la maison. Il a jeté son chapeau et ses gants sur le tapis et s'est assis dans le grand fauteuil. Le fauteuil de Chef, je me dis. Le tapis de Chef, même. Wes était pâle. Je nous ai servi deux tasses de café et je lui ai donné la sienne.
Ça ne fait rien, j'ai dit. Ne t'en fais pas, Wes. Je me suis assise sur le canapé de Chef avec mon café.
La Grosse Linda va vivre ici à notre place, il a dit. Il avait sa tasse à la main, mais il ne buvait pas.
Wes, t'énerve pas.
Son mec, on le retrouvera à Ketchikan, Wes a dit. Le mari de la Grosse Linda, il a foutu le camp, c'est tout. Et je le comprends. Wes a dit que s'il était à sa place, il aurait préféré lui aussi couler avec son bateau plutôt que de vivre avec la Grosse Linda et son gosse. Puis il a posé sa tasse à côté de ses gants. On a pourtant été heureux dans cette maison jusque-là, il a dit.
On en trouvera une autre, j'ai dit.
Pas comme celle-là. Ça ne sera pas la même chose. Cette maison, c'était chouette pour nous. On y a des bons souvenirs. Maintenant, la grosse Linda et son gosse vont y habiter. Il a pris sa tasse et a goûté le café.
C'est la maison de Chef. Il peut en faire ce qu'il veut.
Je sais. Mais je suis pas obligé d'être content.
Wes avait un drôle d'air. Un air que je connaissais bien. Il n'arrêtait pas de passer sa langue sur ses lèvres. Il n'arrêtait pas de tripoter sa chemise près de sa ceinture. Il s'est levé pour aller à la fenêtre. Immobile, il regardait l'océan, et les nuages qui s'amoncelaient. Il se tapotait le menton du bout des doigts, comme s'il réfléchissait à quelque chose. Et il réfléchissait.
T'en fais pas, Wes, j'ai dit
Elle veut pas que je m'en fasse, a dit Wes, toujours immobile à la fenêtre. » (pages 38-39)
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.