- 12 -

36 1 0
                                    

Adam



Comme tous les matins depuis un mois, mes yeux sont grands ouverts à six heures. Ma sœur pense que je ne sais pas qu'elle se lève chaque jour pour voir le soleil au moment où il apparaît dans le ciel. J'entends la porte d'entrée grincer et je l'imagine s'asseoir sur les marches de notre perron, emmitouflée dans la veste de football de notre meilleur ami. Mais ce matin, je n'ai pas envie de la laisser seule. Je rabat les couvertures de mon lit, enfile un short et un tee shirt attrapés dans mon placard, et je sors de ma chambre. Le bois du parquet craque à peine sous mes pieds nus. Je descends les escaliers et j'ouvre la porte qui me sépare de Maddie. Elle est exactement comme je l'imaginais, dos à moi. Elle se retourne vivement, et tente de me cacher les larmes qui roulent sur son visage pâle.

- Tu n'aurais pas dû te lever pour moi, je vais bien.

J'ignore ses paroles et m'assied à sa droite. J'entoure ses épaules d'un bras protecteur, la serre contre moi. Elle se blottit presque instantanément contre ma poitrine. Je la sens hoqueter silencieusement. En calant mon menton contre son crane, je murmure.

- Tu n'as pas à affronter ça seule, nous ressentons tous la même chose. Il faut qu'on se batte ensemble.

Elle se décolle de moi et pose ses mains sur son visage.

- Comment fais-tu pour rester aussi calme ?

J'inspire un grand coup.

- Premièrement, je ne suis pas bourré de médicaments. Et surtout, ce n'est pas parce que je ne le montre pas que je suis calme. Tu ne sais pas ce qui se passe derrière la porte de ma chambre quand je suis seul.

- Qu'est-ce qui se passe, quand tu es seul ?

Elle me regarde maintenant avec ses grands yeux verts.Ils brillent à cause des larmes qu'elle laisse couler.

- Je pleure l'absence de mon meilleur ami, Maddison. Comme nous tous.

Ses hoquets redoublent de puissance. Je sais combien elle est désolée de ne pas réussir à me soutenir dans cette épreuve.

- Tu sais, petite sœur, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise manière de vivre son deuil. Il n'y a pas de manuel d'instruction qui explique comment laisser partir une personne qu'on a tant aimé. Mais je sais au fond de moi qu'on va s'en sortir. Ensemble, comme on l'a toujours fait.

Je ferme mes yeux pour les empêcher de se remplir d'eau.

- Même s'il manque un maillon à notre chaîne.

Je sens sa main se retirer de ma joue. Puis je l'entend marmonner quelques mots. Ils sont incompréhensibles, mais au milieu de ce bazar, je perçois un faible « Paul me manque tellement » . Et je ne peux m'empêcher de laisser un sanglot m'échapper.

- Il me manque aussi.

Aujourd'hui est le trente-et-unième jour que nous passons sans lui. Et chaque minute est un nouveau souvenir que je crée, dans lequel il n'est pas présent. Avant, voir sa veste de foot accroché sur le porte manteaux de l'entrée signifiait qu'il était accoudé dans la cuisine, à discuter avec ma mère de tout et de rien. Entendre mes petits frères crier de rage dans le jardin me permettait de savoir qu'il faisait des passes avec eux et qu'il ne contrôlait pas sa force. Voir sa voiture garée devant la maison était un indice que j'avais de sa présence dans la chambre de Maddie. Mais rien de tout ça n'est arrivé depuis un mois.

- Tu sais, je suis resté fort quand je l'ai vus'éteindre sous mes yeux, quand je tenais ton front pour que tu arrêtes de saigner. Je suis resté fort quand j'ai entendu les pompiers déclarer l'heure de son décès. Je suis resté fort quand j'ai eu à prononcer un discours devant deux cent personnes en son honneur. Je suis resté fort quand j'ai porté son cercueil blanc à travers l'église. Et pourtant, dieu m'en soit témoin, je me suis détruit un peu plus à chacun de ces moments. Et je n'ai aucune idée de comment me reconstruire.

Le soleil commence à percer l'horizon devant nous. Il passe doucement au dessus des toits des maisons. Le ciel est sans nuages. Mais les seules choses qui attirent mon attention sont les larmes sur le visage blanc de ma sœur jumelle. Larmes qui sont présentes, mais qui ont mis leur voyage sur pause en arrivant sur ses pommettes.

- Adam, je crois qu'on a besoin d'aller le voir, tous les deux. Je ne vais pas prendre mon traitement tout de suite, pour avoir la force de rester plus de cinq minutes. Tu en penses quoi ?

Je reste silencieux, mais je me lève. Je suis partant.


°

Une heure plus tard, nous foulons le chemin de graviers qui traverse le cimetière. Paul est enterré au fond de la quatrième rangée sur la droite. Nous ne parlons pas et nous marchons à petits pas, comme si nous avions peur de réveiller les morts cachés sous les tombes. Seul le vent dans les arbres trouble ce silence que nous nous sommes imposés. Maddie tient entre ses mains cinq roses découpées dans le jardin de notre mère. Nous arrivons devant la pierre blanche comme l'ivoire, et je me rend compte de combien notre bouquet est ridicule à côté de toutes les fleurs rouges déposées là. Ma sœur se tourne vers moi et sourit doucement.

- J'ai essayé de faire en sorte que sa tombe ne soit pas trop triste. Pour qu'il ne se sente pas seul, tu trouves ça comment ?

Mon cerveau se met sur pause le temps d'une seconde. Je sens mes yeux s'écarquiller.

- C'est toi qui a ramené tout ça ?

- Seulement quelques fleurs. Mais à chaque fois que je viens, il y en a de plus en plus. Je suppose que les personnes qui sont venues là n'ont pas osé troubler mon code couleur. Johanna m'a fait confiance pour la pierre, je pense qu'elle me fait aussi confiance pour la décoration.

- C'est très joli, je suis sûr qu'il adore.

Ma sœur s'agenouille prudemment près d'un coin arrondi du marbre. Elle écarte deux gros bouquets devant elle et dépose notre maigre contribution au milieu. Je l'entend renifler. Je pose un genou à côté d'elle et je me penche en avant pour voir son visage. Elle pleure de nouveau. Son regard se dirige vers la photo de Paul accrochée là.

- J'ai envie de partir en Californie.

Mon cœur manque un battement.

- Pardon ?

Elle tourne la tête vers moi.

- J'y pense depuis quelques jours. Si Harry Potter était mort au milieu du bouquin, je suis sûre que Ginny, Ron et Hermione ne seraient pas resté prostrés dans leurs lits à pleurer. On devrait suivre leur exemple. Nos valises ne sont pas totalement défaites. On peut partir dans la semaine.

- Qu'en pense le Docteur Evans ?

- C'est elle qui m'en a donné l'idée.

- Maman va mourir d'angoisse, tu le sais ?

- Maman meurt tout le temps d'angoisse Adam...

J'arrive à court d'arguments. Mais je tente le tout pour le tout.

- Et Alie ? Elle ne voudra jamais, et il est hors de question de la laisser seule ici !

- Et si vous demandiez directement à Alie ce qu'elle en pense ?

La voix familière qui entre dans mon oreille gauche me fait sursauter. Je ne l'avais même pas entendue arriver. Je tourne la tête et je vois ma meilleure amie, un bouquet de roses rouges à la main, bien plus gros que le nôtre. Elle sourit et ses yeux bleus comme le ciel me fixent.

- Je pense que c'est une excellente idée. Pour rendre hommage à notre Paul. 

Soixante NuitsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant