De la Bleue à La verte

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"Avec les fleurs, avec les femmes,

Avec l'absinthe, avec le feu,

On peut se divertir un peu,

Jouer son rôle en quelques drames."

Lendemain, Charles Cros (1842-1888)

Gonzague, accoudé à la table du caveau, observait et écoutait les jazzmen. Cette source d'inspiration infinie qui l'avait poussé à dépenser une petite fortune mensuelle depuis son arrivée en septembre pour ses études de lettres onze mois plus tôt. Ses finances étaient alors au beau fixe et son enthousiasme de poète sans faille. Il avait pourtant déserté les bancs de la fac pour se bercer d'illusions lors de soirées branchées consacrées à la bleue. Seul un miracle, un poème, aurait pu, selon lui, le sauver. Comme tous les jeudi soir depuis six mois, il se préparait à son rituel créatif, à croire que celui-ci l'appelait. Probablement le même que pour Van Gogh ou Toulouse Lautrec quelques siècles auparavant. Un verre, une pelle, un sucre, la liqueur bleue à 90 degrés bannie autrefois tout un rite qui annoncé la gorgée qui le ferait tomber un peu plus dans la folie. Il maigrissait à vu d'œil, tout son cercle s'était éloigné de lui a fil de l'année universitaire, ne supportant plus son comportement, son enfermement et ses soirées de débauche.

Pas de portable, pas d'ordinateur, le jeune homme à la chevelure bouclée vivait comme hors de son temps, préférant travailler à l'ancienne. Une bonne vieille machine à écrire, rien de tel disait il à qui voulait l'entendre et pas n'importe laquelle. Celle de Charles Cros lui avait dit l'antiquaire. 250 euros tout rond, voilà le prix de cette merveille ; son père Georges en avait presque fait un arrêt cardiaque ; Le quinquagénaire avait juré de couper les vivres à son fils, s'il l'achetait. Cela était finalement arrivé en le mois dernier. Mary était bien restée quelques jours de plus avec Gonzague malgré la disette à venir mais la peur et le délaissement qu'elle subissait eurent finalement raison d'elle. De mon côté, je me réjouissais de cet abandon. Depuis le temps que je le fréquentais à la BU, il ne m'avait pas encore été donné de croiser un tel être. Son physique n'était pas de ceux qui attirent les foules : maigrelet, les genoux osseux et une absence totale de musculature. Son aura en revanche, son essence vitale, était des plus attrayante ! Celle d'un puceau plein d'illusions. De quoi me maintenir quelques années de plus dans la vingtaine illusoire.

J'allais oublier, je suis Alixe, quelques centaines d'années au compteur. Digne fille de Calliope et fervente admiratrice des poètes et autres écrivaillons. Qu'ils soient ratés ou non mais don la semence est fortement régénératrice. Gonzague avait par ailleurs un petit côté retro qui me plaisait bien. Sa coupe au bol et sa moustache d'un autre temps auraient fait de lui un parfait parnassien. Surtout depuis qu'il corrompait son âme à la recherche de la fée verte. Certes, cela le rendait plus productif, comme tant d'autres avant lui et tout comme eux, il était devenu accro à la pelle... mais c'est comme cela que j'aime les âmes : pervertie par les substances dévastatrices. À force de croire en leurs visions, ils finissent par m'oublier et accepter à ce que je m'immisce dans leurs esprits. Combien sont-ils à m'avoir prise pour un être suprême ? Je me souviens encore de ce sous-fifre persuadé de coucher avec un ange. Le pauvre Castiel doit encore en pleurer.

"La bibliothèque va fermer ses portes, merci de bien vouloir ranger vos documents et de vous diriger vers la sortie." Voilà la seule phrase que Gonzague ne m'est jamais entendu prononcer. Ma projection actuelle est des plus banale afin de pouvoir passer partout sans trop attirer l'attention. J'assiste ainsi à toutes les débauches, tous les débuts de folie jusqu'à pousser certains hommes à l'internement ou à la prison. Je deviens ce que ma proie désir en un battement de cil. Ce soir sonnera le glas de Gonzague. Je vais enfin investir son cerveau. Y agrandir la folie débutée par sa dépendance. Vu son air hagard ce ne devrait pas être bien compliqué. Il n'a même pas touché à sa rincette. Lui qui en est si friand d'habitude. Non, il est juste prostré à regarder la chanteuse se trémousser à côté du trois quarts de queue dans son alcôve. Le pianiste est bon, sans aucun doute, mais de la a rester ainsi scotché ... Le départ de Mary a vraiment retourné mon petit Gonzague.

— Salut beau brun, je peux me joindre à toi ?

— Mfff.

— Quelle loquacité, on va dire que ça vaut pour un oui. Tu sais qu'il te suffit de tremper tes lèvres dans ce verre pour voir la fée verte ?

— Non, c'est pas vrai ? Pourtant je l'attends encore celle-là, elle m'a pas encore rendu visite.

— Tu te tapes de bon délire pourtant non ?

— Quoi, tu parles de la sirène qui vient de squatter ma table ou du succube qui joue les stripteaseuses. Soit dit en passant, tu as réellement une sale tronche sous ton enveloppe.

— Attends, tu parles de quoi là ? Elle te plait pas l'intello version Verra ?

— J'ai jamais été fan de Scooby, désolé.

— Tu as pourtant relevé le clin d'œil.

— Normal suis défoncé ma mocheté.

— Tu vas finir par passer pour un fou avec tes pseudos visions Gonzague.

— Je sais, à force d'en parler, mon vieux veux me faire interner. Je sais bien que la bleue y est pour quelque chose mais quand même !

Comme il dit, le mélange beuh – absinthe n'est pas étrangère à ce que tout à chacun prend pour folie. Si j'avais su qu'il me percevait j'aurais attendu qu'il soit plein. Il e manquait plus que ça, cet illuminé à hérité du don. Seul un descendant de démon le peu. À moins qu'il ne délire complet tout en visant juste.

— Ne te fatigue pas Verra. Je sais bien que tu es à l'origine des dernières hécatombes de la fac.

— Tu es au courant que tout ceci n'est que pure folie, que les démons que tu décrits n'existe que dans les contes pour enfants ?

— Ce n'est pas pour rien que j'écris. Tous ceux que je croise prennent vie dans mes textes tels de anges ou démons. Aujourd'hui j'ai décidé qu'ils deviendraient réalité. C'est ma vision du monde, mon sanctuaire. Le nécessaire à mon salut.

Miam, je vais vraiment finir par apprécier le Caveau des Oubliettes, même si son utilisation sous Philippe Auguste m'était plus utile. Allez, bois mon petit, vient donc rencontrer la bonne vieille fée verte que je puisse à nouveau me repaître. Et voilà, le rituel est lancé, je le regarde ouvrir lentement le robinet d'eau glacée pour enfin arroser le sucre sur sa pelle, laisser apparaître la louche avant que le liquide anisé ne vire à l'ocre pour finir d'un blanc limpide avant qu'il ne dépose la pèle délicatement sur sa soucoupe. Il porte lentement son verre aux formes délicates à ses lèvres charnues. Me voilà qui divague, qui me met à le désirer, vouloir son âme au plus profonde de moi.

— Alors Gonzague, mon bel écrivaillon, te sens tu prêt à t'offrir à la fée verte ?

— Tout ce que tu voudras ma belle sirène.

Un clin d'œil au barman, un salut au succube et au changelin de l'alcôve avant d'emmener mon gibier au plus profond du caveau. Je 'assied au bureau accolé aux pieds des voûtes, allume les deux chandelles et lui présente feuilles et plume. Je suis là, derrière lui, les mains sur ses épaules, lui susurrant mon chant dans l'oreille gauche.

— Écrit su la fée verte, écrit pour moi, laisse-toi aller.

Alors il se mit à coucher son âme sur les feuilles maudites, à la laisser s'échapper de lui à tout jamais. À écrire son œuvre majeure. Celle que personne ne lira et dont il ne souviendra aucunement. Il est là à gratter dans le vide, à coucher ses émotions qui enfin me revienne. Ma langue fourchue s'est glissée dans son oreille, rejoignant l lobe occipital pour le vider de sa substance visqueuse. Quel goût, quelle sensation. Je savais qu'il serait à monter au septième ciel. J'en joui avant même la fin de mon repas. Une fois le point final apposé, je suis lessivée. Je trouve à peine la force de mettre le feu aux feuilles et de quitter les lieux. Ressemblant à une toxico au petit matin. Que mon père ne me le reproche pas, mais Dieu que c'était bon ! Je n'avais pas connu un tel festin depuis 1888.

"On brûle lettres et bouquets

Et le feu se met à l'alcôve,

Et, si la triste vie est sauve,

Reste l'absinthe et ses hoquets."

Lendemain, Charles Cros (1842- 1888)

De la bleue à la verteWhere stories live. Discover now